Mixologie

Baijiu : le spiritueux chinois entre en scène

La renaissance actuelle du baijiu sur la scène internationale de la mixologie témoigne d’une évolution fascinante dans la perception et l’utilisation de ce spiritueux traditionnel. Les grands bars d’avant-garde asiatiques, comme The Old Man à Hong Kong ou Hope & Sesame à Guangzhou, ont joué un rôle déterminant dans cette transformation en développant des cocktails signatures qui mettent en valeur la complexité aromatique du baijiu. Cette approche novatrice s’appuie sur une compréhension approfondie des différentes catégories de baijiu, chacune présentant des caractéristiques distinctes issues de terroirs spécifiques et de méthodes de production ancestrales. Les maisons emblématiques comme Moutai et Wuliangye perpétuent ces traditions tout en les adaptant aux exigences de la production moderne, créant ainsi un pont entre l’héritage millénaire chinois et les tendances contemporaines de la mixologie internationale.

Histoire

Le baijiu est l’un des plus anciens spiritueux du monde, dont les origines remontent à la préhistoire chinoise. Des traces de boissons fermentées à base de riz, de miel, de raisin et d’aubépine ont été retrouvées à Jiahu, dans la province du Henan, datant de 7000 à 5000 av. J.-C. Cependant, la distillation systématique apparaît durant la dynastie Han (202 av. J.-C. – 220 ap. J.-C.), avec des représentations de scènes de distillation sur des briques archéologiques. La première mention d’un proto-baijiu remonte à la dynastie Tang (618-907), où des poètes comme Bai Juyi évoquent la boisson dans leurs écrits.

L’essor commercial de la dynastie Song (960-1279) favorise la popularisation de l’alcool, tandis que l’introduction de techniques de distillation du Moyen-Orient sous la dynastie Yuan (1271-1368) permet d’augmenter le degré alcoolique et de diversifier les styles. Le baijiu moderne prend forme sous la dynastie Ming (1368-1644), période durant laquelle le célèbre pharmacologue Li Shizhen le décrit dans son ouvrage *Bencao Gangmu*. Dès lors, la production se structure autour de maisons fondatrices, dont certaines existent encore aujourd’hui.

Au XXe siècle, la création de la République populaire de Chine marque une nouvelle ère : l’État modernise la filière, codifie les styles et fonde des distilleries nationales emblématiques telles que Kweichow Moutai, Luzhou Laojiao, Wuliangye et Yanghe. Ces maisons, véritables piliers du secteur, ont su préserver des savoir-faire ancestraux tout en s’adaptant aux exigences de qualité et d’innovation du marché contemporain.

Les quatre piliers aromatiques du baijiu : décryptage organoleptique

La classification officielle des arômes de baijiu révèle une complexité organoleptique exceptionnelle, structurée autour de quatre catégories fondamentales qui reflètent la diversité des terroirs et des techniques de production chinoises. Le style sauce-fragrance (醬香), principalement produit dans les régions du Sichuan et du Guizhou, se distingue par un processus de production particulièrement exigeant nécessitant jusqu’à huit cycles de distillation et une année complète de fermentation. Cette catégorie intègre des herbes et des haricots dans sa distillation, développant des notes umami caractéristiques qui évoquent la profondeur aromatique de la sauce soja traditionnelle. Ce profil unique en fait un ingrédient particulièrement recherché pour les créations contemporaines explorant les accords savoureux.

Le strong-aroma (濃香), élaboré à partir d’un mélange de sorgho et de riz glutineux, subit une fermentation complexe utilisant une combinaison de Big Qu et de small medicinal Qu. Cette double fermentation génère une signature aromatique puissante, caractérisée par des notes terreuses prononcées et une finale épicée-sucrée distinctive. À l’opposé du spectre aromatique, le light-aroma (清香) propose une expression plus délicate et accessible, particulièrement appréciée des mixologues pour sa versatilité en cocktails. Le rice-aroma (米香), quant à lui, témoigne d’une tradition de production spécifique aux régions méridionales de la Chine, où la fermentation s’effectue dans des fosses en briques rouges scellées avec de la boue. Cette technique ancestrale confère au spiritueux une complexité aromatique unique, alliant des notes terreuses à une finale subtilement acidulée qui persiste en bouche.

L’art des maîtres distillateurs : entre tradition millénaire et innovation

L’expertise des maîtres distillateurs de baijiu repose sur un équilibre délicat entre préservation des techniques ancestrales et adoption d’innovations technologiques ciblées. Le processus traditionnel de fermentation solide, véritable signature de la production de baijiu, illustre parfaitement cette dualité. Dans les distilleries artisanales, la fermentation s’effectue encore dans des fosses en terre ou des jarres de grès, où les grains mélangés au qu développent leur complexité aromatique sur des périodes pouvant s’étendre de plusieurs jours à plusieurs mois. Cette méthode traditionnelle, transmise de génération en génération, permet une oxydation lente qui contribue à l’adoucissement des arômes et à l’amélioration de la complexité gustative du spiritueux.

L’évolution des techniques de production témoigne d’une modernisation réfléchie, incarnée notamment par les innovations de maîtres distillateurs contemporains comme Madame Wu Xiao Ping. Cette experte reconnue a révolutionné l’approche traditionnelle en créant la catégorie des « mixed-aroma baijius », qui combine astucieusement les caractéristiques de plusieurs styles aromatiques. Cette innovation représente une évolution significative dans un univers traditionnellement cloisonné. Les grandes maisons de production ont également adopté des équipements modernes permettant un contrôle plus précis des températures et une standardisation des processus, tout en préservant l’essence des méthodes traditionnelles. Cette modernisation contrôlée permet d’assurer une qualité constante tout en respectant les caractéristiques organoleptiques distinctives de chaque style de baijiu.

Le baijiu en mixologie : nouvelles expressions d’un spiritueux ancestral

Longtemps associé aux banquets traditionnels, le baijiu séduit aujourd’hui les mixologues du monde entier par sa palette aromatique singulière. Voici cinq recettes emblématiques, adaptées à différents styles de baijiu et illustrant la créativité des bars spécialisés :

1. Baijiu Sour (style sauce)

– 50 ml de baijiu sauce (ex : Ming River ou Moutai)
– 25 ml de jus de citron frais
– 20 ml de sirop de sucre
– 1 blanc d’œuf
– 2 traits d’amer Angostura

Préparation : shaker tous les ingrédients à sec, puis avec glace. Filtrer dans un verre old fashioned. Décorer d’un zeste de citron. L’acidité du citron équilibre la puissance umami du baijiu sauce.

 2. Baijiu Martini (style léger)

– 45 ml de baijiu léger (ex : Fenjiu)
– 15 ml de vermouth sec
– 1 trait de bitter orange

Préparation : remuer avec glace, filtrer dans un verre à martini refroidi. Garnir d’une olive ou d’un zeste de citron. Idéal pour mettre en valeur les notes florales et céréalières.

3. Baijiu Negroni

– 30 ml de baijiu fort (ex : Luzhou Laojiao)
– 30 ml de Campari
– 30 ml de vermouth rouge

Préparation : remuer avec glace, servir sur glace dans un verre old fashioned. Décorer d’un quartier d’orange. Le baijiu apporte une profondeur épicée et fruitée à ce classique italien.

4. Baijiu Collins

– 45 ml de baijiu riz (ex : Guilin Sanhua)
– 20 ml de jus de citron vert
– 15 ml de sirop de sucre
– Eau gazeuse

Préparation : shaker baijiu, citron vert et sirop, verser sur glace dans un verre highball, compléter d’eau gazeuse. Parfait pour un apéritif rafraîchissant, aux notes douces et florales.

5. Baijiu Basil Smash

– 50 ml de baijiu aromatique (ex : Jingzhi, sésame)
– 25 ml de jus de citron jaune
– 15 ml de sirop de sucre
– 8 feuilles de basilic frais

Préparation : piler le basilic avec le sirop, ajouter le reste des ingrédients, shaker avec glace, filtrer dans un verre à cocktail. Les arômes herbacés du basilic s’accordent avec les notes grillées et épicées du baijiu sésame.

Des bars comme Capital Spirits à Pékin (premier bar dédié au baijiu) ou la scène new-yorkaise et londonienne contribuent à l’essor de la mixologie autour du baijiu, grâce à des mixologues comme Derek Sandhaus ou Bill Isler, qui ont popularisé les dégustations en “flights” et les cocktails signature.

Terroir et typicité

La diversité du baijiu s’exprime à travers ses **terroirs**, chaque région imprimant sa marque sur le profil aromatique du spiritueux. La province du Sichuan, épicentre de la production, se distingue par des baijiu forts (Luzhou-flavor) aux arômes puissants, fruités et floraux, issus d’une fermentation en cuves de terre cuite et d’un climat humide. Le Guizhou, patrie du Moutai, produit des baijiu sauce aux notes de soja fermenté, caramel, noix et une longueur exceptionnelle, grâce à une fermentation longue et à l’utilisation d’eau pure de la rivière Chishui.

Les baijiu légers, produits dans le nord (Shanxi, Hebei), offrent des profils plus doux, floraux et céréaliers, tandis que les styles “riz” du sud privilégient la délicatesse et la fraîcheur. Les terroirs influencent la composition microbienne, la qualité de l’eau, la température et l’humidité, autant de facteurs qui façonnent la typicité du produit final. Les études sensorielles révèlent que les baijiu du Sichuan présentent une intensité accrue de notes caramélisées, torréfiées et “sauce”, tandis que ceux du nord et de l’est affichent des arômes plus fruités et floraux.

 Tendances actuelles

Le marché du baijiu connaît plusieurs évolutions majeures en 2024-2025. D’une part, la premiumisation s’accélère : le segment ultra-premium affiche une croissance annuelle de 12% entre 2017 et 2022, tandis que les références d’entrée de gamme reculent de 13%. Cette montée en gamme s’accompagne d’une adaptation aux goûts des jeunes consommateurs urbains, avec des packagings modernisés, des éditions limitées et une communication axée sur la mixologie et la découverte sensorielle.

L’innovation technologique est également au rendez-vous : contrôle avancé des températures de fermentation, valorisation des sous-produits (biocarburants, alimentation animale), réduction de l’empreinte carbone et adoption de pratiques plus durables. Enfin, la conquête des marchés internationaux s’intensifie, avec une hausse de 13,32% de la valeur des exportations en 2024 et une diversification des destinations, notamment en Amérique du Nord et en Europe.

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