Lorsqu’en 1933, Ernest Raymond Beaumont Gantt pousse la porte de son modeste établissement de 25 places situé au 1727 North McCadden Place à Hollywood, il est loin d’imaginer qu’il vient d’allumer la mèche d’une révolution culturelle qui transformera à jamais l’univers de la mixologie américaine. Ce fils de la bourgeoisie texane, né en 1907, a passé sa jeunesse à écumer les mers du Pacifique Sud, collectionnant objets d’art primitif, recettes locales et histoires de pirates dans les îles Marquises, à Tahiti et en Nouvelle-Guinée. De retour à Los Angeles après la crise de 1929, ruiné mais riche d’expériences, il transforme un ancien café de quartier en sanctuaire polynésien qu’il baptise « Don the Beachcomber ». Les murs de bambou tressé, les filets de pêche suspendus au plafond, les totems sculptés et la lumière tamisée de lampes en forme de poissons-globes créent instantanément une atmosphère d’évasion totale. Mais c’est derrière le bar, dans l’alchimie complexe de ses cocktails, que Gantt – qui changera légalement son nom en Donn Beach en 1940 – révèle son véritable génie. Ses créations, inspirées des punch des planteurs qu’il a découverts dans les colonies britanniques et françaises du Pacifique, révolutionnent l’art du mélange en associant jusqu’à quinze ingrédients différents dans un seul verre. Le rhum, spiritueux alors considéré comme vulgaire et bon marché, devient sous ses mains expertes la base d’élixirs sophistiqués qui transportent une clientèle de stars hollywoodiennes loin de la morosité de la Grande Dépression.
1933-1945 : L’invention d’un paradis artificiel et la naissance d’une rivalité légendaire
Le succès fulgurant de Don the Beachcomber attire rapidement les convoitises, particulièrement celle de Victor Jules Bergeron Jr., propriétaire d’un modeste restaurant d’Oakland appelé Hinky Dinks. En 1936, cet ancien vendeur d’épicerie né en 1902 d’parents français immigrés visite l’établissement de Gantt et comprend immédiatement le potentiel commercial du concept. De retour dans sa ville natale, il transforme radicalement son restaurant, le rebaptise « Trader Vic’s » et développe sa propre vision de l’exotisme polynésien. Contrairement à Donn Beach qui privilégie l’atmosphère mystérieuse et sombre, Bergeron opte pour un décor plus accessible, mêlant bambous et tissus colorés dans une ambiance chaleureuse qui séduit immédiatement la bourgeoisie de San Francisco. La rivalité entre les deux hommes devient légendaire, chacun gardant jalousement ses recettes secrètes et accusant l’autre de plagiat. Donn Beach développe un système de codage complexe pour ses formules, utilisant des numéros et des symboles que seuls ses barmen les plus fidèles peuvent déchiffrer.
Le « Zombie », créé en 1934, illustre parfaitement cette approche mystérieuse : ce cocktail de 17 ingrédients, servi dans un verre en forme de crâne, était volontairement limité à deux exemplaires par client tant sa teneur en alcool (près de 30°) était redoutable. Bergeron riposte en 1944 avec sa création la plus célèbre : le Mai Tai. L’anecdote de sa première dégustation est entrée dans la légende : ayant servi son nouveau cocktail à Ham et Carrie Guild, couple d’amis originaires de Tahiti, il voit Carrie s’exclamer « Mai tai roa ae! » – « C’est le meilleur! » en tahitien. Le nom était trouvé, et avec lui naissait ce qui deviendrait l’un des cocktails les plus populaires au monde. La Seconde Guerre mondiale donne une impulsion inattendue au mouvement Tiki. Les centaines de milliers de soldats américains déployés dans le Pacifique découvrent ces îles paradisiaques et rentrent au pays avec des souvenirs, des photos et surtout une nostalgie profonde pour ces contrées lointaines. Les bars Tiki, initialement concentrés en Californie, essaiment à travers tout le territoire américain, de Chicago à Miami, chacun apportant sa propre interprétation du mythe polynésien.
1945-1970 : L’âge d’or et la codification d’un art
L’après-guerre voit l’explosion commerciale de la culture Tiki, portée par la prospérité des Trente Glorieuses et l’essor de l’aviation civile qui démocratise les voyages vers Hawaii. Trader Vic’s ouvre ses premiers établissements en dehors de la Californie : Seattle en 1946, Chicago en 1957, puis le prestigieux restaurant du Palmer House Hilton en 1963. Parallèlement, la chaîne Don the Beachcomber s’étend jusqu’à compter 16 établissements à travers les États-Unis. Cette période voit naître les cocktails Tiki les plus emblématiques : le Navy Grog de Donn Beach (1941), inspiré des rations de rhum de la Royal Navy, le Scorpion Bowl de Trader Vic’s (1947), conçu pour être partagé à plusieurs et servi dans un bol communautaire orné de gardénias flottants, ou encore le Fog Cutter (1948), surnommé « le coupeur de brouillard » pour sa capacité à faire oublier les soucis quotidiens. La sophistication technique de ces créations atteint des sommets inégalés : le Navy Grog nécessite trois types de rhum différents (jamaïcain, porto-ricain et demerara), du jus de pamplemousse frais, du jus de citron vert, du sirop d’orgeat et une pointe de miel, le tout secoué avec de la glace pilée et servi dans un verre en forme de tonneau avec une paille en bambou.
Les établissements Tiki développent également une esthétique visuelle révolutionnaire. Les architectes comme George Nakashima ou Witco créent des intérieurs qui mélangent références polynésiennes authentiques et fantasmes hollywoodiens : cascades artificielles, aquariums géants, volcans crachant de la fumée, sans oublier les célèbres carafes sculptées qui deviennent rapidement des objets de collection. Ces mugs, produits par des céramistes comme Orchids of Hawaii ou Otagiri, représentent des divinités tikis stylisées, des crânes de pirates ou des créatures mythologiques, chacun étant spécifiquement conçu pour sublimer un cocktail particulier. La dimension théâtrale du service devient essentielle : les garnitures élaborées (ombrelles en papier, orchidées fraîches, ananas sculptés, bâtons de cannelle enflammés) transforment chaque commande en petit spectacle. Stephen Crane, propriétaire du célèbre Kon-Tiki à Cleveland, pousse le concept à l’extrême en créant des « Tiki bowls » pouvant contenir jusqu’à 32 onces de cocktail, destinés à être partagés par quatre à six personnes et servis avec des effets pyrotechniques dignes d’un numéro de cabaret.
1970-2024 : Déclin, renaissance et réinvention contemporaine
Le début des années 1970 marque paradoxalement l’apogée et le déclin du mouvement Tiki. L’ouverture en 1971 du Polynesian Resort de Disney World en Floride consacre la culture Tiki comme phénomène de masse, mais cette popularisation excessive en dilue l’essence. Les cocktails complexes sont remplacés par des mélanges industriels, les décors authentiques cèdent la place à du kitsch de mauvais goût, et la vague hippie détourne le public vers des spiritualités orientales plus « authentiques ». La fermeture successive des établissements emblématiques – Don the Beachcomber à Hollywood en 1985, le Kon-Tiki de Cleveland en 1986 – semble sonner le glas d’un mouvement devenu anachronique. Pourtant, dès les années 1990, une poignée de passionnés amorce discrètement une renaissance. Jeff Berry, ancien publicitaire devenu historien amateur, publie en 1998 « Beachbum Berry’s Grog Log », premier ouvrage à décrypter scientifiquement les recettes originales de Donn Beach et Trader Vic. Ses recherches minutieuses dans les archives privées et ses interviews avec d’anciens barmen permettent de reconstituer fidèlement des formules perdues depuis des décennies.
En 2009, Martin Cate ouvre Smuggler’s Cove à San Francisco, établissement qui devient rapidement la mecque de la nouvelle génération Tiki. Sa carte de plus de 400 rhums du monde entier et ses cocktails respectant scrupuleusement les recettes historiques prouvent que l’excellence technique n’est pas incompatible avec l’authenticité patrimoniale. Cette renaissance s’accompagne d’une sophistication inédite : les nouveaux temples Tiki comme Lost Lake à Chicago, Three Dots and a Dash à Chicago encore, ou Latitude 29 à La Nouvelle-Orléans (dirigé par Jeff Berry lui-même) élèvent l’art du cocktail Tiki à des sommets techniques jamais atteints. Les barmen contemporains maîtrisent parfaitement les subtilités organoleptiques des différents rhums agricoles antillais, des rhums de mélasse jamaïcains ou des rhums épicés des îles Fidji, créant des assemblages d’une complexité digne des plus grands whiskies de malt. Les réseaux sociaux amplifient cette renaissance en transformant chaque cocktail Tiki en œuvre d’art visuelle : les couleurs flamboyantes des Painkiller ou des Hurricane, les fumées mystérieuses des Navy Grog enflammés, les carafes sculpturales deviennent autant de contenus viraux qui séduisent une génération de millennials en quête d’expériences authentiques. Mais au-delà des modes et des hashtags, cette nouvelle vague Tiki perpétue l’essence originelle du mouvement : offrir une parenthèse d’évasion dans un monde de plus en plus frénétique. Quand Paul McGee, propriétaire de Lost Lake, ajuste minutieusement la balance entre rhum jamaïcain pot still et rhum agricole martiniquais dans son « Saturn » signature, il perpétue inconsciemment l’héritage de ce certain Ernest Gantt qui, en 1933, avait eu l’intuition géniale qu’un simple cocktail pouvait être un passeport pour l’évasion.