Cafetiers célèbres : quand ton barista était aussi ton bartender

Des cafés parisiens au Cockail Coffee Shop de La Nouvelle-Orléans, replongez dans l'époque où bar et café ne faisaient qu'un.

Dans le Caffè Greco de Rome, établi en 1760 sur la Via dei Condotti, ou au Caffè Florian de Venise, ouvert en 1720 sur la place Saint-Marc, une figure unique officiait derrière les comptoirs de marbre : le barista italien, maître à la fois du café et des spiritueux. Cette profession, dont le nom dérive simplement du mot « bar » en italien, incarnait une polyvalence aujourd’hui presque incompréhensible dans notre monde ultra-spécialisé. Car le barista du début du XXe siècle n’était pas ce spécialiste du café que nous connaissons aujourd’hui, mais un artisan complet capable de préparer avec la même dextérité un caffè ristretto parfait et un Americano sophistiqué, de composer un Negroni équilibré et de servir une grappa de qualité. Cette double, voire triple expertise, née dans les cafés historiques de la péninsule italienne, témoigne d’une époque où la frontière entre café et alcool était fluide, rythmée par les heures du jour et les besoins sociaux d’une clientèle qui voyait dans ces établissements bien plus que de simples débits de boisson : de véritables institutions sociales où se négociaient affaires et alliances, où naissaient les idées révolutionnaires et où s’écrivait, gorgée après gorgée, l’histoire culturelle de l’Italie moderne.

1860-1910 : L’âge d’or du barista polyvalent dans l’Italie unifiée

L’unification italienne de 1861 crée un contexte unique pour l’émergence du barista moderne. Dans les grandes villes de la nouvelle nation – Milan, Turin, Rome, Naples – les cafés deviennent les forums de la vie publique, remplaçant les salons aristocratiques d’ancien régime. Le barista de cette époque incarne une figure sociale complexe : à la fois artisan, confident et médiateur social. Dans les établissements comme le Caffè Pedrocchi de Padoue ou le Gran Caffè Gambrinus de Naples, ces professionnels servent une clientèle hétérogène qui va de l’aristocrate désargenté au bourgeois enrichi, de l’étudiant révolutionnaire au fonctionnaire du nouveau royaume. La journée type d’un barista commence à l’aube avec le service du caffè pour les ouvriers, se poursuit avec les apéritifs de fin de matinée pour les hommes d’affaires, culmine avec les digestifs d’après-déjeuner, et s’achève tard dans la nuit avec les liqueurs et les amari pour la bohème intellectuelle. Cette amplitude horaire et cette diversité de clientèle exigent une versatilité exceptionnelle : le même homme doit maîtriser l’art de la moka napolitaine, connaître les subtilités du vermouth turinois, et savoir doser parfaitement un bicerin ou préparer un punch alla livornese. Les grands cafés de l’époque fonctionnent comme de véritables entreprises familiales où le savoir se transmet de père en fils.

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Les archives du Caffè San Carlo de Turin révèlent des carnets d’apprentissage datant des années 1880 où sont consignées avec une précision maniaque les recettes de centaines de préparations : des variations régionales du caffè (corretto, macchiato, cappuccino primitif) aux cocktails importés d’Amérique et adaptés au goût italien, en passant par les liqueurs maison infusées pendant des mois. Le barista Giuseppe Cipriani, qui ouvrira plus tard le légendaire Harry’s Bar de Venise en 1931, commence son apprentissage en 1900 au Gran Caffè Quadri sur la place Saint-Marc. Ses mémoires, publiées dans les années 1960, décrivent un apprentissage de sept ans durant lequel il doit maîtriser non seulement l’art du café – de la sélection des grains à la torréfaction artisanale – mais aussi celui des vins et spiritueux, la comptabilité, et même des rudiments de médecine pour reconnaître quand un client a assez bu. Cette formation holistique produit des professionnels d’une polyvalence remarquable, capables de s’adapter aux goûts changeants d’une société en pleine transformation. L’importance sociale du barista dans l’Italie de la Belle Époque ne peut être sous-estimée.

Dans une société encore largement analphabète, le café devient le lieu où se lisent à voix haute les journaux, où se commentent les nouvelles du jour, où se forment les opinions politiques. Le barista, par sa position centrale et sa neutralité professionnelle, devient un médiateur essentiel de cette vie publique émergente. Les rapports de police de l’époque mentionnent fréquemment les cafés comme lieux de surveillance, et les baristas comme informateurs potentiels – ou au contraire comme protecteurs de leurs clients réguliers. Cette position ambiguë renforce paradoxalement leur statut : un bon barista sait quand parler et quand se taire, créant une atmosphère de confiance essentielle au succès de son établissement. Les pourboires généreux et les cadeaux de fin d’année témoignent de la reconnaissance d’une clientèle qui voit en eux bien plus que de simples serveurs.

1901-1950 : La révolution de l’espresso et la redéfinition du métier

L’invention de la machine à espresso marque un tournant décisif dans l’histoire du barista italien. En 1901, Luigi Bezzera dépose le brevet de la première machine à espresso moderne, utilisant la pression de la vapeur pour forcer l’eau chaude à travers le café moulu. Cette innovation technologique, perfectionnée par Desiderio Pavoni qui commence la production industrielle en 1905, transforme radicalement le métier. Le barista doit désormais maîtriser une machine complexe, comprendre les principes de la pression et de la température, ajuster constamment ses paramètres selon l’humidité ambiante et la qualité des grains.

Cette technicité nouvelle s’ajoute à ses compétences existantes sans les remplacer : le service des spiritueux reste une part importante de l’activité, particulièrement dans les établissements du Nord où la tradition de l’aperitivo prend son essor moderne. Les bars de Milan comme le Camparino, ouvert en 1915 dans la Galleria Vittorio Emanuele II, deviennent les laboratoires de cette nouvelle mixologie italienne où le Campari, inventé en 1860, trouve ses expressions les plus créatives. L’entre-deux-guerres voit l’apogée du barista polyvalent italien. Les grandes maisons de spiritueux – Campari, Martini & Rossi, Cinzano – lancent des programmes de formation pour les baristas, comprenant que ces professionnels sont les ambassadeurs naturels de leurs produits. Les manuels de formation de l’époque, comme « Il Barista Moderno » publié en 1928 par l’Association des Cafetiers de Milan, révèlent l’étendue des connaissances requises : 200 pages sur le café (origines, torréfaction, préparation), 150 pages sur les vins et spiritueux, 100 pages sur la gestion et la psychologie de la clientèle. La machine Gaggia, brevetée en 1938 avec son système de piston créant la première vraie crema, représente une nouvelle révolution technique que les baristas doivent maîtriser.

Achille Gaggia lui-même, avant d’être inventeur, était barista au bar Achille de Milan, illustrant comment l’innovation naît de la pratique quotidienne du métier. Cette période voit aussi l’émergence des premiers concours de baristas, organisés par les associations professionnelles régionales, où s’affrontent les meilleurs dans des épreuves combinant préparation de café, création de cocktails et rapidité de service. Le fascisme et la Seconde Guerre mondiale perturbent mais n’interrompent pas cette tradition. Les politiques autarciques de Mussolini, limitant les importations, forcent les baristas à l’innovation avec les produits locaux. Le café devient rare et cher, remplacé souvent par des substituts à base d’orge ou de chicorée que les baristas doivent apprendre à sublimer. Les spiritueux étrangers disparaissent, stimulant la créativité avec les liqueurs et amari italiens. Cette période de contrainte devient paradoxalement un moment d’affirmation de l’identité italienne du métier. Les bars deviennent des refuges où, malgré les restrictions et la propagande, persiste une forme de normalité sociale. Les témoignages d’après-guerre révèlent comment certains baristas cachaient de vraies grains de café pour leurs clients fidèles, ou comment ils créaient des « cocktails de résistance » avec des noms codés moquant subtilement le régime. Cette résilience professionnelle dans l’adversité renforce le lien entre les baristas et leur communauté.

1950-2024 : De la spécialisation à la renaissance de la polyvalence

L’après-guerre marque le début d’une lente mais inexorable spécialisation du métier de barista. Le miracle économique italien des années 1950-1960 transforme les habitudes de consommation : le café devient plus accessible, consommé rapidement au comptoir avant le travail, tandis que la consommation d’alcool se déplace vers des moments et des lieux plus spécifiques. L’invention de la machine Faema E61 en 1961, avec son groupe thermosiphon maintenant une température stable, permet une standardisation de la qualité qui démocratise l’espresso. Parallèlement, l’influence américaine apporte une séparation plus nette entre cafés et bars. Les chaînes comme Autogrill, créée en 1947, imposent un modèle de service rapide et standardisé où la polyvalence artisanale cède la place à l’efficacité industrielle.

Le barista devient progressivement synonyme de spécialiste du café, tandis que le barman ou bartender s’approprie l’univers des cocktails. Cette division du travail, économiquement rationnelle, appauvrit néanmoins la richesse culturelle du métier originel. Les années 1980-1990 voient l’émergence du mouvement du café de spécialité, importé des États-Unis mais rapidement italianisé. Les torréfacteurs artisanaux comme Caffè Vergnano ou Pellini redécouvrent l’importance du terroir et de la traçabilité, concepts familiers au monde du vin mais nouveaux pour le café. Les baristas deviennent des experts capables de discourir sur les notes aromatiques d’un café éthiopien ou les différences entre un lavé et un naturel. Les championnats mondiaux de barista, lancés en 2000, consacrent cette hyperspécialisation. Paradoxalement, c’est aussi durant cette période que certains établissements visionnaires commencent à renouer avec la tradition de polyvalence. Le Nottingham Bar de Milan, ouvert en 1982, propose dès le matin excellents espressos et cocktails créatifs le soir, servis par la même équipe formée aux deux arts. Cette approche, d’abord marginale, trouve un écho croissant auprès d’une clientèle lassée de la standardisation. Le XXIe siècle assiste à une véritable renaissance de la polyvalence du barista, portée par plusieurs facteurs convergents.

La culture hipster valorise l’artisanat et l’authenticité, créant une demande pour des expériences plus riches et personnalisées. Les coffee cocktails, mélangeant café et alcool, deviennent tendance dans les bars branchés de Londres, New York et Tokyo, nécessitant des professionnels maîtrisant les deux univers. En Italie même, une nouvelle génération redécouvre avec fierté l’héritage du barista complet. Le Dersut Caffè de Trevise lance en 2015 une formation « Barista Completo » renoant avec la tradition, incluant café, cocktails et culture de l’hospitalité italienne. Les réseaux sociaux amplifient ce mouvement : les baristas stars d’Instagram comme Giorgio Milos ou Simone Caporale accumulent des millions de vues en démontrant leur maîtrise tant de l’art du latte que de la mixologie créative. Cette renaissance ne signifie pas un simple retour au passé mais une réinvention : les techniques modernes d’extraction, la science de la fermentation, la créativité moléculaire s’ajoutent au savoir traditionnel. Le Sant’Eustachio Il Caffè de Rome, ouvert en 1938 et toujours dirigé par la famille Ricci, illustre cette continuité dans l’innovation : leurs baristas préparent toujours le gran caffè selon la recette secrète familiale tout en proposant des créations modernes mariant tradition et innovation. Dans un monde en quête de sens et d’authenticité, le barista polyvalent italien redevient un modèle, prouvant que l’excellence naît souvent du refus des frontières artificielles entre les disciplines.