
Le 1er juin 1898, place Vendôme, César Ritz lance ce qui sera considéré comme l’acte fondateur de l’hôtellerie moderne. Le palace qu’il inaugure ce jour-là ne ressemble à rien de ce qui existe alors dans le monde : salles de bain privatives dans chaque chambre (une révolution quand les plus grands hôtels parisiens n’en proposent qu’une par étage), téléphones privés, ascenseurs électriques silencieux, éclairage électrique intégral. Mais au-delà de ces innovations techniques, c’est une philosophie nouvelle qui s’incarne dans ces murs du XVIIIe siècle : celle d’un luxe discret mais absolu, d’un service anticipant les désirs avant même qu’ils ne soient exprimés. César Ritz, fils de paysan suisse devenu le maître incontesté de l’hôtellerie européenne, comprend que la clientèle fortunée de la Belle Époque ne cherche plus l’ostentation mais le raffinement. Avec Auguste Escoffier aux cuisines et Charles Mewès à l’architecture, il crée un écosystème du luxe où chaque détail compte. Ce n’est qu’en 1921, vingt-trois ans après l’ouverture, que naîtra véritablement la légende du Bar du Ritz avec l’inauguration du Café Parisien, transformant le palace en épicentre de la révolution cocktail parisienne.
1898-1920 : La genèse d’un palace et la naissance d’une philosophie du service
L’histoire du Ritz Paris commence bien avant son ouverture, dans l’esprit visionnaire de César Ritz qui, dès les années 1890, rêve d’un établissement qui surpasserait tout ce qui existe. Les deux hôtels particuliers de la place Vendôme qu’il acquiert – l’un datant de 1703 ayant appartenu au financier Antoine Crozat, l’autre de 1705 à la famille de Gramont – représentent déjà en eux-mêmes un patrimoine exceptionnel. Charles Mewès, architecte formé aux Beaux-Arts, reçoit carte blanche pour transformer ces joyaux architecturaux en palace moderne. Le chantier, qui dure près de deux ans, mobilise les meilleurs artisans d’Europe : ébénistes de Majorelle pour les boiseries, cristalliers de Baccarat pour les lustres, marbriers italiens pour les salles de bain. Le coût astronomique – 20 millions de francs-or de l’époque, soit environ 80 millions d’euros actuels – témoigne de l’ambition du projet. Mais c’est dans les détails invisibles que se révèle le génie de Ritz : des kilomètres de tuyauterie en cuivre pour garantir l’eau chaude instantanée, un système de ventilation révolutionnaire pour éliminer les odeurs de cuisine, des cloisons insonorisées pour préserver l’intimité absolue des clients. L’ouverture du 1er juin 1898 marque un tournant dans l’histoire de l’hospitalité mondiale.
La liste des invités ce soir-là se lit comme un bottin mondain de la Belle Époque : Marcel Proust, Sarah Bernhardt, le prince de Galles (futur Édouard VII), les Vanderbilt, les Rothschild. Le succès est immédiat mais César Ritz, perfectionniste maladif, continue d’innover. Il crée le concept de « season » en fermant l’hôtel l’été pour envoyer son personnel dans ses autres établissements de Lucerne ou Baden-Baden, garantissant ainsi une équipe toujours au sommet de son art. Les bars de l’hôtel, dans ces premières années, restent des espaces relativement conventionnels : un fumoir pour messieurs où l’on sert cognacs et whiskies, un salon de thé pour dames où dominent champagne et liqueurs douces. La mixologie moderne n’a pas encore pénétré ces murs, mais les fondations sont posées pour ce qui deviendra l’un des bars les plus influents du XXe siècle. Les archives de l’hôtel révèlent que dès 1905, des « American drinks » apparaissent sporadiquement sur les notes de clients, signe avant-coureur de la révolution à venir. La Première Guerre mondiale (1914-1918) transforme temporairement le Ritz en hôpital militaire, César Ritz ayant mis l’établissement à disposition de la Croix-Rouge française. Cette parenthèse humanitaire, loin d’entacher la réputation du palace, la renforce : l’aristocratie européenne se souvient que le Ritz a servi la France dans ses heures sombres.
À la réouverture en 1919, une clientèle nouvelle afflue : les profiteurs de guerre enrichis côtoient une aristocratie appauvrie mais toujours soucieuse des apparences, tandis que les premiers millionnaires américains découvrent Paris. Marie-Louise Ritz, qui a repris la direction après l’AVC de son mari en 1902, comprend que cette nouvelle clientèle attend autre chose que les traditions compassées de l’avant-guerre. C’est elle qui autorise l’ouverture du Café Parisien en 1921, pressentant que l’avenir du palace passe par l’adaptation aux nouvelles moeurs sociales de l’après-guerre.
1921-1945 : L’âge d’or des cocktails et la transformation culturelle
L’inauguration du Café Parisien en 1921 marque le véritable début de l’histoire du Bar du Ritz comme institution de la mixologie mondiale. Frank Meier, recruté spécifiquement pour diriger ce nouveau bar, apporte avec lui l’expertise acquise dans les grands établissements américains. Le timing est parfait : la Prohibition vient d’entrer en vigueur aux États-Unis, et Paris devient soudainement la destination de prédilection des Américains fortunés assoiffés. Le Café Parisien, avec son décor Art Déco signé Süe et Mare, ses fauteuils club en cuir et son atmosphère feutrée, offre exactement ce que recherche cette clientèle : un lieu où l’on peut boire les meilleurs cocktails du monde dans un cadre d’une élégance absolue. Les prix pratiqués – un cocktail coûte 25 francs quand un ouvrier gagne 20 francs par jour – garantissent une sélection naturelle de la clientèle. Meier compile ses créations dans « The Artistry of Mixing Drinks » publié en 1936, ouvrage qui devient rapidement la bible des bartenders européens. La ségrégation genrée du Café Parisien – réservé aux hommes – reflète les moeurs de l’époque mais devient rapidement un anachronisme face à l’émancipation féminine des années folles.
Elisabeth Pierce, épouse de Charles Ritz (fils adoptif de César), milite pour l’ouverture d’un espace où les femmes pourraient consommer autre chose que du thé et du champagne. Le Café des Dames ouvre en 1926, mais son nom même perpétue une distinction qui paraît déjà désuète. Sa transformation en Petit Bar en 1934 marque la fin de cette ségrégation : hommes et femmes peuvent désormais boire ensemble, révolution sociale majeure dans le Paris conservateur. C’est dans ce Petit Bar que naissent certains des cocktails les plus emblématiques de l’entre-deux-guerres : le Bee’s Knees créé pour une princesse russe en exil, le Ritz Sidecar dosé spécifiquement pour F. Scott Fitzgerald qui le trouvait trop acide dans sa version classique, le Mimosa inventé un matin de 1925 pour des clients britanniques nostalgiques du Buck’s Fizz londonien mais désirant « quelque chose de plus parisien ». L’Occupation allemande (1940-1944) représente un chapitre sombre mais fascinant de l’histoire du bar.
Les Allemands réquisitionnent le Ritz, Hermann Göring y établissant ses quartiers. Paradoxalement, le bar continue de fonctionner, servant une clientèle mélangée d’officiers allemands, de collaborateurs français et, plus discrètement, de résistants utilisant le lieu comme couverture. Les archives révèlent que certains employés du bar participaient activement à la Résistance, cachant des messages dans les faux fonds de bouteilles ou utilisant les commandes de cocktails comme codes. La libération de Paris en août 1944 voit une scène surréaliste : Ernest Hemingway, correspondant de guerre, « libère » personnellement le Bar du Ritz avec un groupe de résistants, commandant 51 Martinis dry pour célébrer l’événement. Cette anecdote, largement mythifiée, illustre néanmoins le statut symbolique du bar dans l’imaginaire américain. La légende veut qu’Hemingway ait déclaré ce jour-là : « Quand je rêve de l’au-delà, je rêve toujours du bar du Ritz. »
1945-2024 : Entre préservation patrimoniale et réinvention permanente
L’après-guerre voit le Bar du Ritz naviguer entre deux écueils : la tentation de la modernisation à outrance et le risque de la muséification. Charles Ritz, qui dirige l’établissement jusqu’à sa mort en 1976, opte pour une voie médiane : préserver l’esprit tout en adaptant subtilement l’offre. Les années 1950-1960 voient défiler une clientèle hollywoodienne glamour : Marlene Dietrich y cultive son mystère, Charlie Chaplin y perfectionne son personnage entre deux cocktails, tandis qu’Ingrid Bergman y retrouve Roberto Rossellini pour des rendez-vous qui défrayent la chronique. Le barman en chef Georges Scheuer, en poste de 1947 à 1975, devient une célébrité à part entière, créant des cocktails sur mesure pour chaque star. Son carnet de recettes, conservé dans les archives du Ritz, révèle des créations oubliées : le « Midnight in Paris » pour Duke Ellington, le « Royal Affair » pour la princesse Grace de Monaco, le « Writer’s Block » ironiquement nommé pour un Hemingway en panne d’inspiration.
Le rachat du Ritz par Mohamed Al-Fayed en 1979 ouvre une nouvelle ère, marquée par des investissements massifs dans la préservation du patrimoine. La grande rénovation de 1979-1986 coûte 250 millions de francs mais permet de sauver des éléments architecturaux menacés tout en modernisant discrètement l’infrastructure. Colin Field, nommé chef barman en 1994, incarne la nouvelle génération : respectueux de la tradition mais ouvert à l’innovation. Sa carte propose les classiques historiques aux côtés de créations contemporaines utilisant des techniques moléculaires ou des ingrédients exotiques. Le Ritz 75, sa réinterprétation du French 75 avec du champagne millésimé et une réduction de poire, devient rapidement un nouveau classique. Field publie en 2003 « The Cocktails of the Ritz Paris », perpétuant la tradition éditoriale initiée par Frank Meier, mais avec une approche plus historique et culturelle.
La fermeture du Ritz pour rénovation complète de 2012 à 2016 représente un défi majeur : comment moderniser sans dénaturer ? Les travaux, d’un coût estimé à 450 millions d’euros, mobilisent les meilleurs artisans d’Europe pour restaurer boiseries, dorures et marbres dans leur splendeur originelle. Le Bar Hemingway, créé en 1994 dans l’ancien Petit Bar, est agrandi mais conserve son atmosphère intime. Le nouveau Ritz Bar, dans l’espace de l’ancien Café Parisien, adopte un style plus contemporain tout en respectant l’ADN Art Déco du lieu. La réouverture en juin 2016 prouve que le pari est gagné : la clientèle internationale afflue, mélange de nostalgiques et de millennials en quête d’authenticité. Les réseaux sociaux amplifient le rayonnement du bar, chaque cocktail devenant potentiellement viral. Mais au-delà des modes, le Bar du Ritz reste ce qu’il a toujours été : un lieu où l’excellence du service rencontre la créativité liquide, où chaque verre raconte une histoire qui commence en 1898 et continue de s’écrire chaque soir, place Vendôme.