
C’est dans cette atmosphère électrique que naît, en 1927, le Boulevardier. Son histoire est indissociable de celle d’Erskine Gwynne, un personnage aussi fascinant qu’excentrique de la scène parisienne, qui se faisait parfois passer pour le prince de Galles dans les cercles mondains de la capitale française. Rédacteur en chef et fondateur du magazine éponyme « The Boulevardier », Gwynne incarnait parfaitement cette nouvelle génération d’Américains cultivés qui avaient fait de Paris leur terrain de jeu culturel et social. La création du cocktail célébrait le lancement de sa revue, mais elle marquait surtout l’émergence d’une nouvelle approche de la mixologie, où les traditions américaines et européennes se mariaient avec une élégance sans précédent.
1920-1927 : L’émergence d’une icône dans le Paris de la Prohibition
L’histoire du Boulevardier s’inscrit dans une période charnière de l’histoire de la mixologie internationale. Alors que la Prohibition transformait les États-Unis en désert cocktailien, Paris vivait un âge d’or créatif sans précédent. Harry MacElhone, comme de nombreux autres bartenders américains de talent, avait traversé l’Atlantique pour continuer à exercer son art. Le Harry’s New York Bar, qu’il avait repris en 1923, était devenu l’épicentre de cette renaissance cocktailienne européenne. L’établissement, situé au 5 rue Daunou, attirait une clientèle cosmopolite composée d’artistes, d’écrivains et de personnalités mondaines qui fuyaient la sécheresse américaine.
Dans ce contexte, la création du Boulevardier représentait bien plus qu’une simple variation du Negroni. En réalité, certains historiens suggèrent que le Boulevardier pourrait même avoir précédé son cousin italien. La substitution du gin par le bourbon témoignait d’une véritable innovation mixologique, créant un cocktail plus profond et plus complexe grâce aux notes boisées et vanillées du whisky américain vieilli en fût. Cette composition audacieuse reflétait parfaitement la fusion des cultures qui caractérisait le Paris des années folles, où les spiritueux américains rencontraient les amers et vermouths européens dans une danse gustative sophistiquée.
1927-1935 : L’âge d’or du Boulevardier dans les cercles mondains
La période qui suit immédiatement la création du Boulevardier voit le cocktail s’imposer comme le symbole d’une certaine élégance cosmopolite. Le magazine d’Erskine Gwynne, « The Boulevardier », devient la lecture de référence pour les expatriés américains cultivés de Paris. Le cocktail éponyme accompagne les discussions littéraires et les débats artistiques qui animent les pages de la revue. Dans les colonnes du magazine, on trouve des contributions de figures majeures de la scène culturelle internationale, tandis que le cocktail lui-même devient un passeport social dans les cercles mondains parisiens.
Cette époque voit également l’émergence d’une véritable science de la préparation du Boulevardier. Les proportions classiques – un tiers de bourbon, un tiers de Campari et un tiers de vermouth rouge – sont codifiées par Harry MacElhone lui-même. La technique de préparation, qui peut être soit directement dans un verre Old Fashioned sur glace, soit au shaker, fait l’objet de débats passionnés entre les puristes. L’importance du zeste d’orange comme garniture devient également un élément distinctif, apportant une touche d’agrumes essentielle à l’équilibre aromatique du cocktail.
L’héritage contemporain : Un classique redécouvert
Le renouveau des cocktails classiques observé depuis le début du XXIe siècle a permis au Boulevardier de retrouver une place de choix dans le panthéon des grands cocktails. Dave Karraker, directeur des relations publiques pour Campari America, a joué un rôle crucial dans cette renaissance en positionnant le Boulevardier comme une alternative sophistiquée au Negroni. Cette redécouverte s’accompagne d’une exploration approfondie des variations possibles, notamment dans le choix du bourbon ou du rye whiskey, ainsi que dans les proportions des différents ingrédients.
L’International Bartenders Association (IBA) a officiellement reconnu le Boulevardier, consacrant son statut de classique intemporel. Les bartenders contemporains continuent d’explorer les possibilités offertes par cette recette historique, expérimentant avec différents vermouths et bourbons pour créer des interprétations personnelles tout en respectant l’esprit original. Le Harry’s New York Bar de Paris, toujours en activité, reste un lieu de pèlerinage pour les amateurs de cocktails du monde entier, qui viennent y déguster un Boulevardier dans son lieu de naissance, perpétuant ainsi une tradition mixologique presque centenaire.