
Dans les rues animées de La Havane, où la musique salsa se mêle aux conversations passionnées et où l’odeur du tabac flotte dans l’air chaud des Caraïbes, chaque gorgée de mojito raconte une histoire vieille de plus de quatre siècles. Ce cocktail, servi aujourd’hui de Miami à Tokyo, de Paris à Buenos Aires, porte en lui l’ADN même de Cuba : un mélange complexe de traditions indigènes, d’influences coloniales et d’innovation caribéenne. Mais derrière cette fraîcheur mentholée et cette effervescence citronnée se cache une odyssée fascinante qui commence non pas dans les bars élégants de La Havane, mais sur les ponts grinçants des navires corsaires du XVIe siècle. Le mojito n’est pas né cocktail ; il est né médicament, remède de fortune concocté par des marins désespérés luttant contre les maladies tropicales. Cette transformation d’une potion médicinale primitive en symbole mondial de la joie de vivre cubaine illustre parfaitement comment l’histoire, la géographie et la culture peuvent s’entrelacer dans un simple verre.
1586 : Quand Francis Drake inventa sans le savoir l’ancêtre du mojito
L’histoire documentée du mojito commence dans les eaux tumultueuses des Caraïbes en 1586, alors que Sir Francis Drake, le célèbre corsaire anglais surnommé « El Draque » par les Espagnols terrifiés, mouille au large de La Havane. Son équipage, comme tant d’autres à cette époque d’exploration maritime, est ravagé par la dysenterie et le scorbut, ces fléaux qui tuaient plus de marins que les batailles navales. La médecine de l’époque étant ce qu’elle était – un mélange de superstition et d’empirisme hasardeux – les solutions venaient souvent de l’observation des pratiques locales. C’est ainsi que Drake et ses hommes découvrent une préparation utilisée par les populations locales : une mixture à base de tafia (l’ancêtre rustique du rhum, distillé de manière primitive à partir de canne à sucre), de feuilles de hierbabuena (une variété locale de menthe), de citron vert et de diverses herbes médicinales. Cette potion, rapidement baptisée « El Draque » en l’honneur du corsaire, devient le remède de prédilection des équipages naviguant dans les Caraïbes. Le « El Draque » n’était certainement pas un cocktail au sens moderne du terme.
C’était une médecine amère, probablement désagréable au goût, mais qui présentait des vertus thérapeutiques réelles : la vitamine C du citron vert combattait le scorbut, l’alcool servait d’antiseptique rudimentaire, et la menthe apaisait les troubles digestifs. Cette combinaison pragmatique reflétait la dure réalité de la vie maritime à l’époque des grandes explorations. Les témoignages d’époque, bien que fragmentaires, suggèrent que la préparation se répandit rapidement parmi les équipages de toutes nationalités croisant dans les eaux caribéennes. Les tavernes portuaires de La Havane, de Santiago et d’autres ports cubains commencèrent à servir leur version du « El Draque » aux marins de passage, créant ainsi les premières variations locales de ce qui deviendrait, des siècles plus tard, le mojito. L’évolution du « El Draque » au mojito moderne s’étend sur plusieurs siècles, rythmée par les transformations sociales et économiques de Cuba.
Au XIXe siècle, avec le développement de l’industrie sucrière cubaine et l’amélioration des techniques de distillation, le tafia brut est progressivement remplacé par des rhums plus raffinés. Les établissements de La Havane, cherchant à attirer une clientèle plus aisée, commencent à sophistiquer la recette. L’ajout de sucre de canne raffiné remplace les édulcorants primitifs, l’eau gazeuse fait son apparition pour alléger la boisson, et la présentation devient plus soignée. Cette transformation reflète l’évolution de Cuba elle-même, passant d’une escale de corsaires à une destination cosmopolite prisée par l’élite internationale.
La Bodeguita del Medio : berceau mythique du mojito moderne
Si l’histoire ancienne du mojito reste empreinte de légendes et d’approximations, son histoire moderne trouve un point d’ancrage précis : La Bodeguita del Medio, établissement fondé en 1942 dans la vieille Havane. Ce n’est qu’en 1946, cependant, que ce bar modeste se transforme en temple du mojito sous l’impulsion de son propriétaire, Ángel Martínez. La Bodeguita n’était pas le bar le plus élégant de La Havane – loin s’en faut. C’était un établissement populaire, fréquenté par des écrivains, des journalistes, des artistes et des intellectuels qui préféraient son atmosphère authentique aux palaces touristiques. C’est précisément cette authenticité qui en fit le laboratoire idéal pour codifier la recette du mojito moderne. La standardisation de la recette à La Bodeguita del Medio représente un moment crucial dans l’histoire du cocktail. Martínez et ses bartenders établissent les proportions exactes qui définissent encore aujourd’hui le mojito classique : 4,5 cl de rhum blanc cubain, le jus d’un demi-citron vert, deux cuillères à café de sucre blanc, une dizaine de feuilles de menthe fraîche et un complément d’eau gazeuse.
Mais au-delà des proportions, c’est surtout la technique de préparation qui est codifiée. Le pilage délicat de la menthe avec le sucre – juste assez pour libérer les huiles essentielles sans écraser les feuilles au point de libérer leur amertume – devient une signature. L’ordre d’incorporation des ingrédients, la quantité de glace pilée, même la hauteur à laquelle verser l’eau gazeuse pour créer le mélange parfait, tout est précisément défini. La Bodeguita del Medio devient rapidement une attraction incontournable de La Havane, ses murs se couvrant progressivement des signatures et messages de visiteurs illustres. Ernest Hemingway, bien qu’il préférât personnellement le daiquiri du Floridita, contribua involontairement à la légende avec sa phrase supposée « Mi mojito en La Bodeguita, mi daiquiri en El Floridita » – une citation dont l’authenticité reste débattue mais qui ancra définitivement l’association entre le bar et le cocktail. Les années 1950 voient affluer une clientèle internationale toujours plus nombreuse : stars d’Hollywood, hommes d’affaires américains, aristocrates européens en villégiature. Chacun repart avec le souvenir de ce cocktail rafraîchissant servi dans l’atmosphère unique de La Bodeguita, contribuant à diffuser la réputation du mojito bien au-delà des frontières cubaines.
Le mojito conquiert le monde : tradition, technique et réinvention perpétuelle
La révolution cubaine de 1959 et l’embargo américain qui s’ensuit auraient pu sonner le glas du mojito en tant que phénomène international. Paradoxalement, ces événements contribuent à mythifier davantage le cocktail, devenu symbole d’une Cuba à la fois proche et inaccessible. Les bartenders cubains qui émigrent emportent avec eux le savoir-faire, disséminant la recette authentique dans les bars de Miami, Madrid, Mexico. Parallèlement, La Bodeguita del Medio, nationalisée mais toujours en activité, continue d’accueillir les visiteurs non-américains, perpétuant la tradition. Le mojito devient ainsi l’un des rares ponts culturels survivant à la guerre froide caribéenne. L’explosion mondiale du mojito dans les années 1990 et 2000 coïncide avec le renouveau général de la culture cocktail. Les bartenders du monde entier redécouvrent ce classique cubain, fascinés par sa simplicité apparente qui cache une complexité technique réelle.
La qualité des ingrédients devient primordiale : la fraîcheur de la menthe, la qualité du rhum, même le type de sucre utilisé font l’objet de débats passionnés parmi les professionnels. Des variations apparaissent – mojito à la fraise, au fruit de la passion, même au champagne – mais les puristes défendent la recette originale comme un patrimoine à préserver. Les grandes maisons de rhum lancent des campagnes marketing centrées sur le mojito, contribuant à sa démocratisation tout en risquant sa standardisation industrielle. Aujourd’hui, le mojito occupe une place unique dans le panthéon des cocktails classiques. Contrairement au Martini ou au Manhattan, associés à une certaine sophistication urbaine, le mojito évoque immédiatement la détente, les vacances, la chaleur tropicale. Sa préparation reste un test pour tout bartender sérieux : la maîtrise du muddler, le dosage précis des ingrédients, la construction en couches qui permet à chaque élément de s’exprimer.
Dans les meilleurs bars du monde, du Employees Only de New York au Connaught Bar de Londres, le mojito est traité avec le même respect qu’un Old Fashioned ou un Negroni. La Bodeguita del Medio, malgré les vicissitudes politiques et économiques, continue d’opérer au même endroit, servant des milliers de mojitos quotidiennement à des touristes venus du monde entier chercher l’authenticité. Les murs, couverts de signatures accumulées sur des décennies, racontent leur propre histoire de ce cocktail devenu symbole. Dans les ruelles de La Havane comme dans les rooftops de Shanghai, dans les beach clubs de Mykonos comme dans les speakeasies de Berlin, le mojito continue son voyage commencé il y a plus de quatre siècles sur les ponts d’un navire corsaire. Chaque verre servi perpétue cette tradition, ce dialogue entre histoire et modernité, entre Cuba et le monde, entre la simplicité d’une recette et la complexité d’un héritage culturel qui continue de se réinventer à chaque génération.