Ada Coleman : la reine méconnue des cocktails

Découvrez le parcours inspirant d'Ada Coleman, première femme cheffe de bar acclamée, qui a révolutionné la mixologie américaine.

Dans l’American Bar du Savoy Hotel, en 1903, une jeune femme de 28 ans franchit pour la première fois les portes de ce qui deviendra son royaume pendant les vingt-trois années suivantes. Ada Coleman, née en 1875 dans une Angleterre victorienne où les femmes n’ont pas encore le droit de vote et où leur présence dans les espaces publics est strictement codifiée, s’apprête à bouleverser tous les codes établis. Rien dans son parcours initial ne laissait présager qu’elle deviendrait « Coley », la première femme head bartender du plus prestigieux bar d’Europe, créatrice du Hanky Panky et figure tutélaire de la mixologie moderne. Son histoire commence pourtant de manière tragique : orpheline de père, elle doit sa chance à Rupert D’Oyly Carte, propriétaire du Savoy et ancien employeur de son père au golf club, qui lui offre un emploi par compassion. Ce qui aurait pu n’être qu’un geste de charité victorienne devient le point de départ d’une révolution silencieuse dans l’univers masculin des bars londoniens.

De la boutique de fleurs au shaker : l’apprentissage d’une pionnière

L’entrée d’Ada Coleman dans l’univers de l’hôtellerie de luxe se fait par la porte la plus conventionnelle pour une femme de son époque : la boutique de fleurs du Claridge’s en 1899. Dans ce Londres fin de siècle où les grands hôtels incarnent le raffinement de l’Empire britannique à son apogée, Ada observe, apprend, absorbe les codes d’un monde qu’elle ne fait qu’entrevoir. Mais son destin bascule lorsqu’elle est transférée au service du bar, une affectation inhabituelle pour une femme à cette époque. C’est là, sous la tutelle de Fisher, le wine butler du Claridge’s, qu’elle découvre l’art des « American drinks » – ces cocktails glacés venus d’outre-Atlantique qui fascinent la haute société londonienne. Fisher, reconnaissant son potentiel exceptionnel, lui enseigne non seulement les techniques de base mais aussi la philosophie du service : comprendre les désirs non exprimés des clients, anticiper leurs goûts, créer pour chacun une expérience unique. En 1903, forte de cette formation, Ada Coleman est recrutée par l’American Bar du Savoy Hotel, établissement qui vient d’ouvrir ses portes et ambitionne de devenir la référence européenne en matière de cocktails.

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Elle se souvient avec émotion de son premier Manhattan préparé dans ce bar mythique, un moment qu’elle décrit comme une révélation sur la complexité et la beauté de l’art qu’elle s’apprête à maîtriser. Le Savoy de cette époque est un creuset d’innovation où se rencontrent les traditions européennes et l’audace américaine. Les clients affluent du monde entier : aristocrates britanniques curieux de découvrir ces boissons exotiques, hommes d’affaires américains nostalgiques des bars de New York, artistes et intellectuels en quête de nouveauté. Dans ce contexte effervescent, Ada développe rapidement un style unique, combinant la précision technique héritée de Fisher avec une intuition créative qui lui permet d’inventer des cocktails sur mesure pour chaque personnalité. La progression d’Ada au sein du Savoy est fulgurante. En quelques années, elle passe du statut d’assistante à celui de head bartender, une position jusqu’alors exclusivement masculine dans les établissements de prestige. Cette ascension ne se fait pas sans résistance : certains clients conservateurs s’offusquent de voir une femme diriger le bar, tandis que des collègues masculins peinent à accepter son autorité. Mais Ada s’impose par son professionnalisme irréprochable, sa connaissance encyclopédique des spiritueux et sa capacité à créer des cocktails qui surpassent tout ce qui se fait alors à Londres. Sa réputation dépasse rapidement les murs du Savoy, attirant une clientèle toujours plus prestigieuse venue spécifiquement pour être servie par « Coley », comme l’appellent affectueusement ses habitués.

Le Hanky Panky et l’âge d’or du Savoy : créer des classiques intemporels

La période 1903-1926 marque l’apogée de la carrière d’Ada Coleman et coïncide avec l’âge d’or de l’American Bar du Savoy. Sous sa direction, le bar devient le rendez-vous incontournable de l’élite culturelle et politique mondiale. Charlie Chaplin y perfectionne son personnage entre deux cocktails, Marlene Dietrich y cultive son mystère, Mark Twain y raconte ses histoires américaines, et même le Prince de Galles (futur Édouard VIII) y fait des apparitions remarquées. Mais c’est avec l’acteur Sir Charles Hawtrey qu’Ada va créer son chef-d’œuvre. Hawtrey, habitué du bar, demande régulièrement à Ada de lui préparer « something with a bit of punch » – quelque chose qui ait du caractère. Après plusieurs essais, elle lui présente une création audacieuse : une base de gin parfaitement équilibrée avec du vermouth doux italien, relevée de quelques gouttes de Fernet Branca, cette amère italienne aux propriétés digestives. La réaction de Hawtrey est immédiate et enthousiaste : « By Jove! That is the real hanky-panky! » s’exclame-t-il, baptisant involontairement l’un des cocktails les plus durables de l’histoire.

Le Hanky Panky illustre parfaitement le génie d’Ada Coleman : une construction apparemment simple qui cache une complexité aromatique remarquable. Le gin apporte la structure, le vermouth la douceur nécessaire pour arrondir l’ensemble, tandis que le Fernet Branca, utilisé avec parcimonie, ajoute cette touche d’amertume qui transforme un bon cocktail en création mémorable. La recette, gardée secrète pendant des années, devient rapidement l’une des signatures du Savoy. Les clients affluent pour goûter cette création mystérieuse, et Ada doit former ses assistants à la préparation minutieuse de ce cocktail qui ne tolère aucune approximation dans les proportions. Le succès du Hanky Panky établit définitivement la réputation d’Ada comme créatrice et non simple exécutante, dans une époque où l’innovation en matière de cocktails est encore largement considérée comme un domaine masculin.

Au-delà du Hanky Panky, Ada Coleman révolutionne la culture du bar par son approche du service. Elle institue la pratique de mémoriser les préférences de chaque client régulier, créant des fiches détaillées sur leurs goûts, leurs humeurs, leurs cocktails favoris selon les saisons ou les moments de la journée. Cette personnalisation extrême du service, révolutionnaire pour l’époque, devient la marque de fabrique du Savoy et influence durablement l’hospitalité de luxe. Ada forme également une génération de bartenders, transmettant non seulement des recettes et des techniques, mais surtout une philosophie : le bar comme théâtre social où le bartender est à la fois artisan, psychologue et gardien des secrets. Parmi ses protégés figure Harry Craddock, qui lui succédera et publiera le légendaire « Savoy Cocktail Book » en 1930, immortalisant nombre de créations d’Ada sans toujours lui en attribuer la paternité – une injustice historique que les historiens de la mixologie s’efforcent aujourd’hui de corriger.

L’héritage d’une révolutionnaire discrète : de 1926 à nos jours

Le départ d’Ada Coleman du Savoy en 1926, après vingt-trois ans de service, marque la fin d’une époque. Les raisons exactes de son départ restent floues – certains évoquent les pressions croissantes contre la présence de femmes dans les bars, d’autres parlent d’un désir de retraite après des années de service intense. Ce qui est certain, c’est qu’Ada quitte le Savoy au sommet de sa gloire, laissant derrière elle un héritage considérable mais paradoxalement peu documenté. Les années 1920 voient en effet un retour des préjugés moraux contre les femmes bartenders, particulièrement aux États-Unis avec la Prohibition, mais aussi en Europe où les mouvements conservateurs gagnent du terrain. Ada Coleman, qui avait ouvert la voie, voit ironiquement cette voie se refermer pour les générations suivantes de femmes. Elle passe les quarante dernières années de sa vie dans une retraite discrète, accordant peu d’interviews et évitant la publicité, fidèle à cette élégance victorienne qui l’avait toujours caractérisée. Sa mort en 1966, à l’âge de 91 ans, passe presque inaperçue dans la presse, à une époque où le monde des cocktails traverse une période de déclin face à la montée de la culture du vin et de la bière. Pourtant, les graines qu’elle avait semées continuent de germer.

Le Hanky Panky ne quitte jamais vraiment les cartes des grands bars, transmis comme un secret de génération en génération de bartenders. Dans les années 1980-1990, avec la renaissance de la culture cocktail menée par des figures comme Dale DeGroff à New York et Dick Bradsell à Londres, l’histoire d’Ada Coleman est redécouverte. Les historiens de la mixologie, fouillant les archives du Savoy et les rares témoignages d’époque, reconstituent progressivement le parcours de cette pionnière. Le mouvement prend de l’ampleur au XXIe siècle : des bartenders comme Charlotte Voisey, Audrey Saunders ou Julie Reiner revendiquent ouvertement l’héritage d’Ada Coleman, voyant en elle la preuve que l’excellence en mixologie transcende les genres.

Aujourd’hui, l’American Bar du Savoy, rénové mais toujours fidèle à son esprit originel, rend hommage à Ada Coleman de multiples façons. Le Hanky Panky figure toujours en bonne place sur la carte, servi exactement selon sa recette originale. Les bartenders actuels, formés aux techniques les plus modernes, apprennent tous l’histoire de « Coley » et l’importance de son héritage. Des compétitions internationales portent désormais son nom, encourageant spécifiquement les femmes bartenders à exceller dans leur art. Au Museum of London, ses rares effets personnels – un shaker en argent, quelques notes de recettes – sont conservés comme des reliques d’une époque révolue mais fondatrice. Dans un monde où les femmes représentent désormais près de 40% des bartenders professionnels dans certains pays, où des établissements comme le Dante à New York ou le Coupette à Londres sont dirigés par des femmes reconnues mondialement, l’ombre bienveillante d’Ada Coleman plane toujours. Elle qui avait dû se battre pour le simple droit d’exercer son art a ouvert une voie que des milliers empruntent aujourd’hui avec une liberté qu’elle n’aurait peut-être pas osé imaginer.