
Au 5 rue Daunou, dans le 2e arrondissement de Paris, le Harry’s New York Bar conserve jalousement la mémoire de ses années glorieuses. C’est ici, derrière ce comptoir en acajou patiné par des décennies de service, que Fernand Petiot créa dans les années 1920 l’un des cocktails les plus consommés au monde : le Bloody Mary. Pourtant, l’histoire de la mixologie est parfois cruelle avec ses héros, et Petiot illustre parfaitement ces injustices historiques qui attribuent aux grands noms des créations qui ne sont pas les leurs tout en minimisant leurs véritables contributions. Car non, Fernand Petiot n’a jamais inventé le French 75, contrairement à ce qu’affirment encore certains ouvrages mal documentés. Cette confusion persistante entre deux des cocktails les plus iconiques du XXe siècle révèle les difficultés de l’historiographie de la mixologie, discipline où les légendes de comptoir se mélangent souvent aux faits historiques. Né le 18 février 1900 à Paris, Petiot mérite que son véritable héritage soit enfin reconnu : celui d’avoir créé et perfectionné une boisson qui, près d’un siècle plus tard, reste l’un des piliers de tout bar qui se respecte.
French 75 : anatomie d’une erreur historique persistante
La confusion entourant l’attribution du French 75 à Fernand Petiot illustre parfaitement les défis auxquels font face les historiens de la mixologie. Ce cocktail, dont le nom évoque le canon de 75mm de l’armée française réputé pour sa puissance dévastatrice pendant la Première Guerre mondiale, combine gin, jus de citron, sucre et champagne dans une explosion de saveurs qui justifie amplement sa dénomination militaire. Les premières traces documentées du French 75 remontent à 1915, dans les bars fréquentés par les soldats britanniques stationnés en France. La recette apparaît formellement pour la première fois dans l’ouvrage de Robert Vermeire « Cocktails: How to Mix Them » publié en 1922, où l’auteur l’attribue à Henry Tépé du Henry’s Bar à Paris. Cette attribution, basée sur des témoignages contemporains, place la création du cocktail plusieurs années avant que Fernand Petiot ne commence sa carrière de bartender professionnel.
L’erreur d’attribution trouve probablement son origine dans la proximité géographique et temporelle des deux établissements parisiens emblématiques : le Henry’s Bar et le Harry’s New York Bar. Les deux bars, situés à quelques centaines de mètres l’un de l’autre dans le quartier de l’Opéra, étaient les épicentres de la vie nocturne américaine à Paris dans les années 1920. La clientèle circulait librement entre les deux établissements, et il n’était pas rare que les bartenders échangent recettes et techniques. Cette porosité entre les établissements a certainement contribué à brouiller les pistes historiques. De plus, le fait que Petiot ait effectivement servi des French 75 au Harry’s Bar – le cocktail étant déjà un classique populaire – a pu créer une association erronée dans la mémoire collective. Les guides touristiques et les articles peu rigoureux ont ensuite perpétué cette erreur, la répétition finissant par créer une vérité alternative difficile à déraciner.
La persistance de cette attribution erronée révèle aussi les biais de l’historiographie de la mixologie, longtemps dominée par des sources anglo-saxonnes qui privilégiaient les récits simplifiés aux recherches archivistiques rigoureuses. Les historiens contemporains, armés d’outils de recherche plus sophistiqués et d’un accès facilité aux archives, s’efforcent aujourd’hui de rectifier ces erreurs. David Wondrich, dans son ouvrage de référence « Imbibe! », ou Simon Difford dans son encyclopédie des cocktails, ont largement contribué à rétablir la vérité historique. Mais les mythes ont la vie dure, particulièrement dans un domaine où l’anecdote colorée l’emporte souvent sur la précision factuelle. Cette confusion n’enlève rien au génie de Petiot ; elle souligne simplement l’importance de reconnaître à chacun ses véritables contributions à l’art de la mixologie.
Harry’s New York Bar : le laboratoire où naquit le Bloody Mary
C’est dans l’atmosphère enfumée du Harry’s New York Bar, au cœur du Paris des années folles, que Fernand Petiot va véritablement marquer l’histoire de la mixologie. L’établissement, fondé en 1911 par l’ancien jockey Tod Sloan après avoir fait démonter et transporter pièce par pièce un bar new-yorkais jusqu’à Paris, était devenu le refuge de l’intelligentsia américaine fuyant la Prohibition. Ernest Hemingway, F. Scott Fitzgerald, Sinclair Lewis : tous franchissaient régulièrement le seuil de ce bar où l’on servait de « vrais » cocktails américains dans une ville qui découvrait encore cet art. Petiot, embauché au début des années 1920, se trouve donc au confluent de deux cultures de la boisson : la tradition française du service raffiné et l’innovation américaine en matière de mélanges audacieux. C’est dans ce contexte unique qu’il va créer, vers 1921-1922, le cocktail qui fera sa renommée posthume.
La genèse du Bloody Mary reflète parfaitement l’esprit d’expérimentation qui régnait au Harry’s Bar. Selon les témoignages d’époque, notamment celui de l’écrivain et habitué Ferdinand « Pete » Petiot (aucun lien de parenté malgré l’homonymie), l’inspiration vint de clients américains nostalgiques d’une boisson à base de jus de tomate alors populaire dans certains bars de New York. Petiot, toujours à l’écoute de sa clientèle cosmopolite, entreprit d’adapter cette base inhabituelle aux standards du cocktail parisien. L’ajout de vodka – spiritueux encore rare en Europe occidentale mais prisé par la communauté russe blanche qui avait fui la révolution bolchevique – fut le premier coup de génie. Mais c’est l’incorporation progressive d’épices et de condiments qui transforma une simple mixture en chef-d’œuvre : sauce Worcestershire pour la profondeur umami, Tabasco pour le piquant, sel et poivre pour l’équilibre, céleri pour la fraîcheur aromatique. Le nom lui-même fait débat : certains l’attribuent à une cliente du bar, d’autres à la reine Mary Tudor d’Angleterre, surnommée « Bloody Mary » pour ses persécutions religieuses.
Le succès du Bloody Mary au Harry’s Bar fut immédiat mais resta initialement confiné au cercle des initiés parisiens. Ce n’est qu’en 1934, lorsque Petiot émigre aux États-Unis pour prendre la direction du King Cole Bar au St. Regis Hotel de New York, que le cocktail connaît une diffusion véritablement internationale. Là, confronté à une clientèle plus conservatrice, Petiot doit adapter sa recette : le nom jugé trop cru est temporairement changé en « Red Snapper », et les proportions sont ajustées au palais américain. Mais l’essence du cocktail reste intacte, et sa popularité ne cesse de croître. Les années 1940-1950 voient le Bloody Mary s’imposer comme le cocktail de brunch par excellence, sa richesse en saveurs et sa base de légume en faisant l’antidote parfait aux excès de la veille. Petiot, jusqu’à sa retraite, continue de perfectionner sa création, expérimentant avec différentes vodkas, ajustant les proportions d’épices, créant des variations pour des clients prestigieux. Sa rigueur professionnelle et son sens de l’innovation établissent les standards qui définiront le Bloody Mary pour les générations futures.
Du cocktail de niche au phénomène mondial : l’évolution d’un classique
Après le départ de Fernand Petiot pour les États-Unis en 1934, le Bloody Mary entame une trajectoire qui le mènera du statut de curiosité parisienne à celui d’icône mondiale de la mixologie. Cette transformation ne s’est pas faite du jour au lendemain ; elle reflète l’évolution des goûts, des techniques et de la culture même du cocktail au cours du XXe siècle. Dans les années 1940-1950, le Bloody Mary reste principalement cantonné aux grands hôtels et aux clubs privés, servi comme remède sophistiqué contre la gueule de bois ou comme accompagnement audacieux du brunch dominical. La standardisation de la recette par Petiot au St. Regis devient la référence, mais chaque établissement prestigieux développe sa variation : le « 21 » Club ajoute du raifort, le Plaza Hotel privilégie le jus de palourde, le Ritz Carlton augmente la dose de Tabasco. Cette diversification précoce établit le Bloody Mary comme un cocktail malléable, capable d’adaptation tout en conservant son identité fondamentale.
Les années 1960-1970 marquent un tournant avec la démocratisation du cocktail. La production industrielle de jus de tomate de qualité, la disponibilité accrue de la vodka en Occident et l’émergence des premiers « mixes » préparés transforment le Bloody Mary en boisson accessible au grand public. Paradoxalement, cette popularisation s’accompagne d’une certaine standardisation qui éloigne le cocktail de la subtilité originelle de Petiot. Les bars d’aéroport et les chaînes de restaurants servent des versions simplifiées, souvent préparées à partir de mélanges industriels qui n’ont que peu à voir avec la création artisanale du Harry’s Bar. Fernand Petiot, qui prend sa retraite dans les années 1960 avant de s’éteindre le 6 janvier 1975 à Canton, Ohio, assiste à cette transformation avec des sentiments certainement mélangés. Son héritage survit néanmoins dans les établissements qui maintiennent les standards d’excellence, perpétuant la tradition du Bloody Mary fait maison avec des ingrédients frais et un dosage précis des épices.
La renaissance contemporaine de la culture cocktail, amorcée dans les années 1990 et explosant au XXIe siècle, redonne au Bloody Mary ses lettres de noblesse. Les bartenders de la nouvelle génération, armés d’une connaissance historique approfondie et d’un accès à des ingrédients de qualité supérieure, réinterprètent la création de Petiot avec un respect renouvelé pour l’original. Des établissements comme le Dead Rabbit à New York ou le Artesian à Londres proposent des Bloody Mary qui rivalisent en complexité avec les meilleures créations culinaires : tomates anciennes pressées à la minute, vodkas infusées aux herbes, sauces piquantes artisanales, garnitures élaborées transformant le cocktail en véritable repas liquide. Les compétitions internationales incluent désormais des catégories dédiées au Bloody Mary, reconnaissant sa technicité particulière. Sur les réseaux sociaux, le #BloodyMary génère des millions de publications, témoignant de la fascination continue pour ce cocktail qui défie les catégorisations simples. Au Harry’s Bar de Paris, toujours en activité rue Daunou, les bartenders servent la recette originale de Petiot aux pèlerins venus du monde entier, perpétuant une tradition née il y a un siècle dans ce même établissement. Cette continuité, rare dans un monde en perpétuel changement, témoigne de la justesse visionnaire de Fernand Petiot qui, en mélangeant vodka et jus de tomate un jour des années 1920, créa bien plus qu’un cocktail : il inventa un monument liquide de la culture occidentale.