Jerry Thomas : le professeur qui a enseigné la mixologie

Retracez la vie mouvementée de Jerry Thomas, premier auteur de livre de cocktails et véritable fondateur de la mixologie moderne.

Dans le New York effervescent des années 1860, un homme au style flamboyant se démarquait derrière le comptoir du prestigieux Metropolitan Hotel. Vêtu avec une élégance qui ferait pâlir les dandys de l’époque – gilet de soie brodée, chaîne de montre en or massif et ces fameux boutons de manchette en diamant qu’il avait gagnés lors d’un pari avec un propriétaire de mine californien – il transformait chaque service en représentation théâtrale. Quand Jerry Thomas saisissait ses tasses en argent pour préparer son Blue Blazer, le silence se faisait dans la salle. Les convives cessaient leurs conversations, hypnotisés par cet homme qui osait jongler avec du whisky écossais enflammé, créant un arc de feu bleuté qui dansait dans l’air pendant d’interminables secondes avant de retomber, intact, dans le verre de service. Cette pyrotechnie n’était pas qu’un spectacle gratuit : elle caramélisait subtilement les sucres et modifiait la structure moléculaire de l’alcool, créant une boisson d’une douceur surprenante. Jeremiah P. Thomas, dit « le Professeur », venait d’inventer non seulement un cocktail, mais l’essence même de ce que signifiait être bartender : un alchimiste, un showman et un artiste.

Des saloons de San Francisco aux palaces new-yorkais : l’odyssée américaine d’un visionnaire

Né le 30 octobre 1830 à Sackets Harbor, petit port stratégique sur le lac Ontario qui avait vu s’affronter Britanniques et Américains en 1812, Jerry Thomas grandit dans une Amérique qui découvrait à peine son identité. Son père, charpentier de marine, lui inculqua le goût du travail manuel précis – une qualité qui se retrouverait plus tard dans ses dosages millimétrés et ses gestes chorégraphiés. À seize ans, apprenti dans une taverne de New Haven, il découvre ce qui deviendra sa vocation en observant les vieux bartenders irlandais préparer leurs toddies et leurs flips avec une gravité quasi religieuse. Mais c’est l’appel de l’or californien qui, en 1849, va véritablement forger sa légende. Le voyage vers San Francisco, six mois autour du cap Horn sur un clipper infesté de rats, lui donne le temps de parfaire son art en servant l’équipage et les passagers fortunés. À son arrivée, il découvre une ville-champignon où l’or coule à flots et où un bon whisky peut valoir son pesant de pépites. Thomas ne se contente pas de servir : il observe, expérimente, mélangeant les traditions de cocktails de la côte Est avec les alcools exotiques qui arrivent d’Asie et d’Amérique du Sud par le port bouillonnant.

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C’est là, dans le saloon El Dorado sur Portsmouth Square, qu’il invente le Martinez – ancêtre contesté du Martini – en mélangeant du Old Tom gin avec du vermouth doux et du marasquin pour un chercheur d’or partant pour la ville de Martinez. Entre deux services, il monte des spectacles de minstrel, apprenant l’art crucial de captiver un public, de créer une atmosphère, de transformer un simple bar en théâtre. Son retour à New York en 1858 marque le début de sa période la plus créative. Au Metropolitan Hotel, puis au Occidental Hotel, il attire une clientèle d’élite : magnats du chemin de fer, politiciens véreux de Tammany Hall, acteurs de Broadway et princes européens en visite. Son salaire astronomique de 100 dollars par semaine (plus que le directeur de l’hôtel) témoigne de sa valeur. Il voyage en Europe en 1859, parcourant Londres, Paris et Amsterdam, échangeant des techniques avec les meilleurs bartenders du Vieux Continent, ramenant dans ses malles des recettes de juleps à la française et des techniques de service à la russe qui révolutionneront le service américain.

Le Bartender’s Guide : naissance d’une bible professionnelle qui codifie un art

En 1862, alors que la guerre de Sécession déchire l’Amérique, Jerry Thomas publie un ouvrage qui survivra à tous les conflits : « The Bartender’s Guide or How to Mix Drinks ». Ce n’est pas simplement le premier livre de cocktails américain ; c’est un manifeste, une encyclopédie, un manuel de savoir-vivre liquide qui transforme à jamais le statut du bartender. Les 236 recettes qu’il compile – des Cobblers aux Crustas, des Juleps aux Toddies – représentent des années de voyages, d’expérimentations et d’échanges avec des centaines de confrères. Mais au-delà des formules, Thomas y expose sa philosophie : chaque ingrédient doit être de première qualité (« jamais de citron de la veille »), chaque geste doit avoir un but (« remuez pour refroidir, shakez pour diluer »), chaque service doit raconter une histoire. Le livre révèle aussi l’homme derrière la légende. Ses annotations personnelles trahissent un perfectionniste obsessionnel : il recommande de goûter chaque cocktail avant de le servir, de mémoriser les préférences de chaque client régulier, de maintenir ses outils dans un état de propreté chirurgicale. Sa recette du Mint Julep s’étend sur trois pages, détaillant la provenance idéale de la menthe (Kentucky), la taille exacte de la glace pilée (« comme de la neige fraîche »), l’angle précis pour incorporer le bourbon (« en spirale le long du verre »). Cette attention maniaque aux détails établit les standards qui régissent encore la profession : le bartender n’est pas un simple serveur mais un artisan, un gardien de traditions, un créateur de moments. L’impact du guide dépasse largement les frontières américaines. Des copies pirates circulent à Londres et Paris, influençant une génération entière de bartenders européens. Harry Johnson, son principal rival et admirateur secret, avoue dans ses mémoires avoir appris le livre par cœur. Les recettes de Thomas deviennent le langage universel des bars : un Whiskey Sour à Tokyo suit encore aujourd’hui les proportions exactes qu’il établit en 1862. Plus subtilement, son insistance sur la présentation – « un cocktail doit être aussi beau à regarder qu’agréable à boire » – préfigure l’obsession contemporaine pour l’esthétique des cocktails.

L’héritage éternel du Professeur : quand les flammes bleues traversent les siècles

Les dernières années de Jerry Thomas sont marquées par les excès qui caractérisaient l’époque. Sa passion pour les paris – sur tout, des combats de coqs aux élections municipales – dilapide sa fortune considérable. En 1885, atteint d’apoplexie dans son modeste appartement de la 9e Avenue, loin du faste du Metropolitan Hotel, il dicte ses dernières recettes à son assistant, convaincu jusqu’au bout que l’immortalité réside dans la transmission du savoir. Sa mort, le 15 décembre 1885, passe presque inaperçue dans les journaux, éclipsée par les scandales politiques du moment. Pourtant, dans les bars de New York, les shakers restent silencieux ce soir-là en hommage au Professeur. L’influence de Thomas transcende les époques avec une pertinence troublante.

Quand Dale DeGroff ressuscite le craft cocktail au Rainbow Room dans les années 1980, c’est le Bartender’s Guide qu’il brandit comme une bible. Les speakeasies modernes, avec leurs entrées cachées et leurs bartenders en bretelles, rejouent inconsciemment le théâtre que Thomas avait mis en scène. Sur YouTube, des millions de vues s’accumulent sur des vidéos de bartenders tentant de recréer le Blue Blazer, perpétuant le spectacle 150 ans plus tard. Les compétitions mondiales de flair bartending, où les participants jonglent avec des bouteilles enflammées, sont les héritières directes de ses innovations pyrotechniques. Plus profondément, Thomas a établi l’archétype du bartender moderne : érudit mais accessible, artiste mais artisan, showman mais psychologue. Dans une époque où l’automatisation menace tant de métiers, le bartender reste irremplaçable précisément grâce à cette dimension humaine et créative que Thomas a codifiée.

Les bars moléculaires qui utilisent l’azote liquide, les mixologues qui infusent leurs spiritueux avec des essences rares, tous suivent la voie tracée par le Professeur : repousser les limites, surprendre, transformer le banal en extraordinaire. La semaine dernière, au Dead Rabbit de New York – élu meilleur bar du monde et temple moderne du cocktail historique – j’ai commandé un Blue Blazer. Le jeune bartender, un Irlandais couvert de tatouages qui n’avait pas trente ans, a souri : « Vous savez que je risque de mettre le feu au bar ? » Puis, avec des gestes d’une précision chirurgicale, il a recréé le ballet de flammes, exactement comme Thomas le décrivait dans son guide. Pendant quelques secondes, dans ce bar du XXIe siècle bourré de technologie, le temps s’est arrêté. Les conversations ont cessé, les smartphones sont restés dans les poches, et nous avons tous regardé, hypnotisés, ces flammes bleues danser entre les tasses d’argent. « C’est pour ça qu’on fait ce métier », m’a confié le bartender en servant le cocktail fumant. « Pour ces moments où l’histoire devient vivante, où on touche quelque chose d’éternel. » Dans mon verre, le whisky caramélisé avait exactement le goût que Jerry Thomas avait imaginé en 1862 : celui de l’immortalité liquide.