
L’histoire de Sam Ross est intimement liée à celle du renouveau de la mixologie des années 2000. Arrivé de Melbourne avec une solide formation dans l’hospitalité australienne, Ross trouve rapidement sa place dans l’écosystème exigeant des bars new-yorkais, plus particulièrement au Milk & Honey sur Eldridge Street. Dans ce bar légendaire fondé par Sasha Petraske, temple de la mixologie où l’on ne servait que sur réservation et sans menu, Ross développe son approche unique du cocktail. C’est là, en 2005, qu’il crée le Penicillin, un cocktail qui allait redéfinir les standards de la mixologie moderne et démontrer qu’il était encore possible d’inventer de nouveaux classiques au XXIe siècle. Cette création, née d’une exploration méthodique des équilibres entre whisky écossais, gingembre frais, miel et citron, illustre parfaitement la philosophie du Milk & Honey : respecter les fondamentaux tout en osant l’innovation mesurée.
Le creuset new-yorkais : formation d’un maître au Milk & Honey
Le parcours de Sam Ross depuis Melbourne jusqu’aux bars les plus influents de New York témoigne de la globalisation de la culture cocktail au tournant du millénaire. L’Australie, avec ses métropoles cosmopolites comme Melbourne et Sydney, avait développé une scène bar dynamique qui rivalisait avec les meilleures au monde. Cette formation australienne, réputée pour son professionnalisme et son attention au service, prépare Ross à l’exigence new-yorkaise. Son arrivée coïncide avec un moment charnière : la renaissance du cocktail classique menée par des figures comme Dale DeGroff au Rainbow Room et Audrey Saunders au Bemelmans Bar transforme la perception même du métier de bartender, désormais considéré comme un artisanat noble plutôt qu’un simple job de service. Le Milk & Honey de Sasha Petraske représente l’aboutissement le plus radical de ce mouvement. Dans ce bar sans enseigne, accessible uniquement sur réservation, Petraske impose des règles strictes qui peuvent sembler archaïques aujourd’hui mais qui ont contribué à sacraliser l’expérience du cocktail : pas de menu fixe, création personnalisée pour chaque client, interdiction de parler fort ou d’utiliser son téléphone.
Cette approche force les bartenders à maîtriser un répertoire encyclopédique et à développer une compréhension intuitive des préférences gustatives. Ross excelle dans cet environnement, absorbant la philosophie de Petraske selon laquelle chaque cocktail doit être préparé avec la même attention qu’on accorderait à un plat dans un restaurant étoilé. C’est en travaillant sur des variations de cocktails existants que Ross développe le Penicillin. Le point de départ est le Gold Rush, un cocktail moderne créé par T.J. Siegal combinant bourbon, miel et citron. Ross remplace le bourbon par du Scotch whisky et ajoute du gingembre frais, mais l’innovation majeure vient de sa décision d’incorporer un « float » de whisky single malt tourbé. Cette technique, qui consiste à verser délicatement une petite quantité de whisky plus dense sur le cocktail fini pour qu’il reste en surface, permet de créer une expérience gustative en couches : le buveur traverse d’abord l’intensité fumée du whisky tourbé avant d’atteindre la douceur épicée du corps du cocktail. Cette construction sophistiquée transforme ce qui aurait pu être une simple variation en une création véritablement originale.
La mécanique du Penicillin : comprendre un équilibre parfait
La recette du Penicillin, aujourd’hui standardisée par l’International Bartenders Association, révèle une compréhension profonde des principes fondamentaux de la mixologie. Les proportions officielles – 60ml de blended Scotch whisky, 22.5ml de jus de citron frais, 22.5ml de sirop miel-gingembre, plus 7.5ml de whisky single malt tourbé en float – créent un équilibre précis entre les quatre piliers du cocktail : l’alcool, l’acide, le sucré et l’amer (apporté ici par la complexité du whisky et du gingembre). Le choix d’utiliser un blended Scotch plutôt qu’un single malt pour la base permet d’obtenir un profil plus neutre qui laisse s’exprimer les autres saveurs sans les dominer. Le sirop miel-gingembre constitue l’élément signature du cocktail. Sa préparation nécessite d’infuser du gingembre frais dans un mélange de miel et d’eau chaude, créant un sirop qui apporte à la fois douceur et chaleur épicée. La qualité du gingembre est cruciale – il doit être frais et juteux pour libérer ses huiles essentielles caractéristiques.
Le miel apporte non seulement de la douceur mais aussi une texture veloutée qui distingue le Penicillin d’un simple Whiskey Sour. Cette attention aux ingrédients reflète la philosophie du Milk & Honey où chaque composant devait être de la plus haute qualité possible. La technique de préparation suit les standards classiques de la mixologie tout en intégrant des éléments modernes. Le cocktail est préparé dans un shaker avec de la glace, une méthode qui permet d’obtenir la dilution et la température optimales. Le double strain – filtrage à travers un Hawthorne strainer puis un fine strainer – garantit l’absence de particules de gingembre ou de pulpe de citron dans le cocktail fini. Cette recherche de pureté textuelle est caractéristique de l’approche moderne du cocktail, où la présentation et la sensation en bouche sont considérées comme aussi importantes que le goût lui-même. Le float final de whisky tourbé, généralement un Islay comme Laphroaig ou Ardbeg, apporte cette dimension fumée distinctive qui fait la signature du Penicillin.
Un phénomène mondial : l’ascension d’un nouveau classique
Le succès du Penicillin dépasse rapidement les murs du Milk & Honey pour devenir un phénomène mondial. En quelques années, ce cocktail créé dans un bar confidentiel du Lower East Side se retrouve sur les cartes des établissements du monde entier, de Londres à Tokyo, de Sydney à São Paulo. Cette propagation rapide s’explique par plusieurs facteurs : la montée des réseaux sociaux qui permettent aux recettes et techniques de voyager instantanément, la professionnalisation croissante du métier de bartender avec ses compétitions et ses échanges internationaux, et surtout, la capacité du Penicillin à satisfaire des palais très différents. Sa structure équilibrée le rend accessible aux novices tout en offrant suffisamment de complexité pour intéresser les connaisseurs. L’inclusion du Penicillin dans la liste officielle des cocktails de l’International Bartenders Association représente une reconnaissance institutionnelle rare pour un cocktail contemporain. Cette organisation, qui codifie les recettes des cocktails classiques depuis 1951, n’ajoute que rarement de nouvelles créations à son répertoire officiel.
La présence du Penicillin aux côtés de monuments comme le Martini ou le Manhattan témoigne de son statut déjà iconique. Cette reconnaissance s’accompagne d’une standardisation de la recette qui garantit qu’un Penicillin commandé à Paris aura les mêmes proportions qu’à New York, perpétuant ainsi la tradition d’universalité des grands cocktails classiques. L’influence du Penicillin sur la mixologie contemporaine se mesure aussi au nombre de variations qu’il a inspirées. Des bartenders du monde entier ont créé leurs propres interprétations, remplaçant le Scotch par d’autres spiritueux (mezcal, rhum, cognac) ou ajoutant de nouveaux éléments aromatiques. Ces variations, loin de diluer l’original, témoignent de sa solidité structurelle : comme les grands cocktails classiques, le Penicillin offre un template suffisamment robuste pour supporter l’expérimentation tout en conservant son identité fondamentale. Sam Ross, aujourd’hui copropriétaire d’Attaboy (successeur du Milk & Honey) et figure respectée de la mixologie internationale, continue d’observer avec intérêt l’évolution de sa création. Le Penicillin reste la preuve vivante qu’au XXIe siècle, il est encore possible de créer des cocktails qui entreront dans l’histoire, pourvu qu’on comprenne profondément ce qui fait l’essence d’un grand cocktail : l’équilibre, la qualité et une touche d’innovation respectueuse de la tradition.