
Dans le San Francisco des années 1860, alors que la fièvre de l’or transforme une bourgade endormie en métropole trépidante, les bars du quartier de Montgomery Street deviennent les creusets d’une révolution liquide qui allait donner naissance au plus iconique des cocktails américains. C’est ici, entre les comptoirs en acajou de l’Occidental Hotel et les miroirs biseautés du Bank Exchange, que naît la controverse toujours vivace sur les origines du Martini. D’un côté, Jerry « Professor » Thomas, le premier barman-célébrité de l’histoire américaine, auteur du révolutionnaire « Bar-Tender’s Guide » de 1862 et virtuose du flair avant l’heure. De l’autre, Julio Richelieu, barman plus discret mais tout aussi talentueux de l’Occidental Hotel. Les deux hommes, selon des récits contradictoires mais passionnés, revendiquent la paternité de ce qui était alors appelé le Martinez – un cocktail complexe mélangeant gin Old Tom, vermouth rouge italien, liqueur de Maraschino et bitters d’orange. Cette multiplicité des récits d’origine, loin d’être une anomalie, révèle la nature même de l’innovation mixologique dans l’Amérique du XIXe siècle : un processus collectif et itératif où les recettes circulaient, s’adaptaient et évoluaient au gré des bars et des palais.
San Francisco 1849-1880 : le creuset doré de la mixologie américaine
La ruée vers l’or de 1849 transforme San Francisco en un théâtre unique d’expérimentation sociale et culturelle. En moins d’une décennie, la population explose de 1 000 à 50 000 habitants, créant une demande sans précédent pour des établissements de divertissement sophistiqués. Les fortunes soudaines des chercheurs d’or chanceux alimentent une économie du luxe où les bars rivalisent d’opulence et d’innovation. L’Occidental Hotel, ouvert en 1861 sur Montgomery Street, incarne cette nouvelle prospérité avec ses lustres en cristal importés d’Europe, son bar en acajou massif long de vingt mètres et sa carte de cocktails proposant plus de cent créations. C’est dans ce contexte que Jerry Thomas, déjà célèbre pour ses passages au Metropolitan Hotel de New York et au Planters’ House de Saint-Louis, arrive à San Francisco en 1859. Sa réputation le précède : inventeur du Blue Blazer, ce cocktail flambé spectaculaire, Thomas apporte avec lui non seulement des recettes mais surtout une philosophie de la mixologie comme art du spectacle et science de la précision. Le Martinez, dans sa forme originelle documentée par Thomas, reflète parfaitement les goûts de l’époque dorée californienne.
Le gin Old Tom, plus doux et plus aromatique que le London Dry moderne, apportait une base maltée et légèrement sucrée. Le vermouth rouge italien, importé à grands frais via le Cap Horn, ajoutait des notes herbacées et amères. La liqueur de Maraschino, distillée à partir de cerises de Dalmatie, conférait une complexité fruitée unique. Les bitters d’orange, souvent faits maison selon des recettes secrètes, liaient l’ensemble. Cette construction baroque, typique des cocktails du XIXe siècle, témoigne d’une époque où la complexité était synonyme de sophistication. Les clients de l’Occidental ou du Bank Exchange ne cherchaient pas la simplicité mais l’émerveillement gustatif, reflet liquide de leur nouvelle fortune. Les prix pratiqués – jusqu’à 25 cents pour un cocktail, soit l’équivalent de 8 dollars actuels – témoignent du statut luxueux de ces créations. La controverse Richelieu ajoute une dimension supplémentaire à cette histoire. Julio Richelieu, d’origine française ou espagnole selon les sources, travaillait à l’Occidental Hotel dans les années 1870. Plusieurs témoignages d’époque, notamment celui du journaliste du San Francisco Chronicle William Boothby, lui attribuent la création du « vrai » premier Martini, plus sec que le Martinez de Thomas.
Cette revendication n’est pas anodine : elle reflète l’évolution des goûts vers des cocktails moins sucrés, préfigurant la transformation qui allait s’opérer dans les décennies suivantes. Les archives de l’Occidental Hotel, détruites dans le grand incendie de 1906, emportèrent avec elles les preuves définitives qui auraient pu trancher ce débat. Cette destruction documentaire, tragique pour l’historien, ajoute paradoxalement au mystique du Martini, permettant à chaque génération de réinterpréter ses origines selon ses propres mythes et préférences.
1880-1950 : la métamorphose technique et gustative du cocktail américain
L’évolution du Martinez sucré et complexe vers le Martini sec et épuré constitue l’une des transformations les plus fascinantes de l’histoire de la mixologie. Cette métamorphose, qui s’étale sur près de sept décennies, reflète des changements profonds dans la production des spiritueux, les techniques de conservation et surtout les goûts de la société américaine. Dans les années 1880, l’importation croissante de gin London Dry depuis l’Angleterre commence à supplanter le gin Old Tom dans les bars américains haut de gamme. Ce gin plus sec, avec son profil dominé par le genièvre et les agrumes, nécessite une adaptation des recettes existantes. Les barmans découvrent que le vermouth français sec, notamment celui de Noilly Prat disponible depuis les années 1850, crée une harmonie plus subtile avec ce nouveau style de gin. La transition est progressive : les menus de bars de l’époque montrent la coexistence de « Martinez » et de « Martini Cocktail », ce dernier spécifiant souvent « dry » pour le distinguer de son prédécesseur plus doux. L’abandon progressif du Maraschino et des bitters marque une rupture philosophique majeure dans l’approche américaine du cocktail.
Alors que la mixologie du XIXe siècle privilégiait l’accumulation d’ingrédients pour créer des symphonies gustatives complexes, le début du XXe siècle voit émerger une esthétique de la soustraction. Harry Johnson, dans son « Bartenders’ Manual » de 1900, propose déjà une version du Martini avec seulement gin, vermouth et une olive, anticipant la forme moderne. Cette simplification n’est pas qu’esthétique : elle reflète aussi des considérations pratiques. La réfrigération mécanique, qui se généralise dans les bars à partir des années 1890, permet de servir des cocktails véritablement glacés où la dilution contrôlée remplace le sucre comme agent d’équilibre. Le développement de l’industrie de la glace artificielle transforme la texture même des cocktails, le Martini devenant l’archétype du cocktail servi « straight up » – remué avec de la glace puis filtré dans un verre refroidi. La Prohibition (1920-1933) accélère paradoxalement l’évolution vers le Martini sec.
Le gin de contrebande, souvent de qualité douteuse, nécessite moins de masquage sucré quand il est de meilleure qualité, poussant les speakeasies haut de gamme à privilégier les recettes épurées qui mettent en valeur les spiritueux de qualité. Les barmans américains exilés en Europe, notamment à Paris et Londres, perfectionnent l’art du Martini dans les palaces internationaux, créant un standard cosmopolite qui survivra à la fin de la Prohibition. Le ratio gin-vermouth évolue constamment : de 2:1 dans les années 1900 à 3:1 dans les années 1920, puis 4:1 et au-delà dans les années 1940. Winston Churchill, avec sa boutade sur le Martini parfait – « gin glacé tout en regardant une bouteille de vermouth » – pousse cette logique à son extrême, préfigurant le culte moderne du « very dry Martini » qui frise parfois l’absurde avec des ratios de 15:1 ou de simples « rinçages » au vermouth.
Le Martini comme miroir culturel : de l’âge d’or hollywoodien à la renaissance artisanale
L’ascension du Martini au rang d’icône culturelle américaine puis mondiale ne peut se comprendre sans analyser son rôle dans la construction de l’identité sociale du XXe siècle. Dans les années 1930-1940, Hollywood s’empare du Martini comme accessoire ultime de sophistication. Les films de l’époque montrent invariablement les personnages élégants – de William Powell dans la série des « Thin Man » à Cary Grant dans ses comédies sophistiquées – un verre conique à la main. Cette association visuelle entre le Martini et l’élégance urbaine crée un cercle vertueux : les Américains commandent des Martinis pour imiter leurs stars préférées, renforçant ainsi le statut iconique du cocktail. Les night-clubs de New York, Los Angeles et Chicago développent leurs propres variations, le « Gibson » avec ses oignons perlés ou le « Dirty Martini » avec sa saumure d’olive, créant un vocabulaire sophistiqué autour d’une base simple. L’entrée de James Bond dans la culture populaire en 1953 avec « Casino Royale » marque un tournant dans la mythologie du Martini. La préférence de l’agent 007 pour un « Vodka Martini, shaken not stirred » bouleverse l’orthodoxie établie sur deux fronts : l’utilisation de vodka au lieu de gin et la technique du shaker plutôt que du mélange au bar spoon.
Cette hérésie technique – secouer « bruise » le gin et trouble le cocktail – devient paradoxalement l’une des commandes les plus populaires au monde, illustrant le pouvoir de la culture populaire sur les traditions mixologiques. La guerre froide ajoute une dimension géopolitique ironique : le Martini, symbole du capitalisme américain, adopte la vodka soviétique comme ingrédient alternatif. Les puristes grincent des dents, mais les ventes de vodka explosent, Smirnoff devenant dans les années 1960 le spiritueux le plus vendu aux États-Unis. La renaissance moderne du cocktail artisanal, initiée dans les années 1990 par des figures comme Dale DeGroff au Rainbow Room de New York, replace le Martini au centre d’un débat sur l’authenticité et l’innovation. Les nouveaux temples de la mixologie – Milk & Honey, PDT, Death & Co – redécouvrent les proportions classiques, explorent des gins artisanaux et des vermouths de petits producteurs.
Le Martini devient un test pour tout bartender sérieux : sa simplicité apparente ne pardonne aucune approximation technique. La température parfaite, la dilution précise, le choix du garnish, chaque détail compte. Maxim Schulte, actuel chef barman de l’American Bar du Savoy Hotel, héritier d’une tradition centenaire, résume cette quête perpétuelle : dans son bar, chaque Martini est préparé selon les spécifications exactes du client, du ratio au choix de l’olive, perpétuant une conversation commencée il y a 160 ans dans les bars de San Francisco. Les menus contemporains proposent des « Martini flights » permettant de comparer différents ratios et styles, transformant la dégustation en expérience éducative. Le débat Martinez versus Martini, Thomas versus Richelieu, gin versus vodka, remué versus secoué, continue d’animer les discussions de bar, preuve que le Martini reste, plus qu’un cocktail, un terrain de jeu culturel où chaque génération projette ses propres obsessions et aspirations.