Technique du double strain : pourquoi et comment filtrer deux fois

La méthode secrète des pros pour obtenir des cocktails cristallins sans aucune particule ni cristal de glace indésirable

Dans le silence feutré du bar du Connaught Hotel à Londres, Agostino Perrone verse délicatement un Martini à travers deux filtres superposés. Le liquide coule en un filet cristallin, sans la moindre particule de glace pour troubler sa transparence parfaite. Ce geste, répété des milliers de fois mais jamais identique, illustre une obsession qui définit la mixologie moderne : la quête de la pureté absolue. Le double strain – cette technique apparemment simple consistant à filtrer un cocktail à travers un Hawthorne strainer puis un fine strainer – représente bien plus qu’une coquetterie de bartender perfectionniste. C’est une philosophie, un statement, une déclaration d’amour à l’art du cocktail parfait. Dans un monde où l’on peut commander un Martini dans n’importe quel bar de la planète, c’est ce genre de détail microscopique qui sépare le bon du sublime, le professionnel de l’artiste.

Des speakeasies clandestins aux temples modernes : naissance d’une obsession filtratoire

L’histoire du double strain trouve ses racines dans les établissements les plus élégants de l’ère pré-Prohibition, lorsque des hommes en queue-de-pie servaient des cocktails à une clientèle qui avait le temps d’apprécier chaque nuance. Le Hawthorne strainer, breveté en 1892 par William Wright et Cornelius Dungan à Chicago, représentait déjà une révolution par rapport aux méthodes primitives de filtration. Mais c’est dans les palaces européens des années 1920, refuges des bartenders américains fuyant la Prohibition, que la technique du double strain s’est véritablement codifiée. Harry Craddock au Savoy, Frank Meier au Ritz Paris, ces exilés du shaker apportaient avec eux non seulement leurs recettes mais aussi une approche méticuleuse du service qui allait définir les standards internationaux. L’anecdote veut que ce soit Ada Coleman, première femme head bartender du Savoy (1903-1926), qui ait popularisé l’usage systématique du double strain pour ses cocktails signatures.

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Surnommée « Coley », elle servait une clientèle exigeante incluant Mark Twain, Charlie Chaplin et la famille royale britannique. Sa création la plus célèbre, le Hanky Panky, nécessitait une filtration impeccable pour maintenir l’équilibre délicat entre le gin, le vermouth doux et la Fernet-Branca. Les mémoires de l’époque racontent qu’elle inspectait chaque verre à la lumière avant de le servir, renvoyant en cuisine tout cocktail présentant la moindre particule flottante. Cette obsession de la perfection, initialement perçue comme une excentricité féminine dans un monde d’hommes, devint rapidement le standard que tous cherchaient à égaler. Le développement technique du double strain accompagna l’évolution des cocktails eux-mêmes. L’introduction massive d’ingrédients frais dans les années 1930 – fruits écrasés, herbes muddled, épices fraîchement râpées – rendit la double filtration non plus souhaitable mais indispensable. Les bars de La Havane, nouvelle Mecque du cocktail pendant la Prohibition, virent naître des techniques spécifiques pour filtrer les cocktails à base de menthe fraîche et de fruits tropicaux. Constantino Ribalaigua Vert du Floridita, mentor d’Hemingway et créateur du Daiquiri frozen parfait, utilisait jusqu’à trois filtres successifs pour ses créations les plus complexes, cherchant une texture qu’il décrivait comme « de la soie liquide ».

La science derrière le rituel : pourquoi deux filtres valent mieux qu’un

Le double strain n’est pas qu’une affectation esthétique ; c’est une technique qui repose sur des principes physiques et sensoriels précis. Le premier filtre, le Hawthorne strainer avec sa spirale métallique, retient les éléments les plus grossiers : glaçons, gros morceaux de fruits, feuilles entières. Mais entre ses spires, même parfaitement ajustées, subsistent des espaces de 1 à 2 millimètres qui laissent passer les particules fines. C’est là qu’intervient le fine strainer, dont la maille serrée (généralement entre 0,2 et 0,5 millimètres) capture ces éléments microscopiques qui, bien qu’invisibles individuellement, créent collectivement une turbidité indésirable. Cette double barrière permet d’obtenir une limpidité comparable à celle d’un vin filtré, transformant radicalement l’expérience gustative. L’impact organoleptique du double strain va au-delà de la simple clarification. Les particules en suspension dans un cocktail non filtré ou mal filtré continuent d’évoluer dans le verre, libérant des tanins amers, des composés astringents ou des arômes indésirables qui altèrent l’équilibre soigneusement construit par le bartender.

Un Whiskey Sour correctement double-strainé maintient sa texture veloutée et son équilibre acide-sucré pendant toute sa dégustation, tandis qu’une version mal filtrée verra apparaître progressivement une amertume désagréable due aux fragments de zeste de citron en suspension. De même, les cocktails incorporant du blanc d’œuf, comme le Ramos Gin Fizz ou le Pisco Sour, bénéficient particulièrement du double strain qui permet d’obtenir une mousse d’une pureté et d’une stabilité exceptionnelles. Les recherches menées par Dave Arnold au Liquid Intelligence Lab de New York ont démontré scientifiquement ce que les bartenders savaient intuitivement : la taille des particules en suspension influence directement la perception des saveurs. Les particules entre 50 et 100 microns créent une sensation de « rugosité » en bouche qui peut masquer les notes subtiles d’un spiritueux premium. Le double strain, en éliminant ces particules, révèle des nuances aromatiques autrement imperceptibles. C’est particulièrement crucial pour les cocktails à base de spiritueux délicats comme le gin ou la tequila blanco, où chaque note botanique ou d’agave doit pouvoir s’exprimer pleinement.

L’art contemporain du double strain : entre tradition et innovation technologique

Dans les bars les plus avant-gardistes d’aujourd’hui, le double strain a évolué bien au-delà de sa forme classique. Au Bar Benfiddich de Tokyo, Hiroyasu Kayama utilise des filtres en soie naturelle pour certains de ses cocktails à base de thé, affirmant que les fibres naturelles préservent mieux les composés aromatiques volatils que le métal. À l’Artesian de Londres, les équipes expérimentent avec des filtres à différentes densités selon les cocktails, utilisant même parfois des techniques de filtration sous vide empruntées aux laboratoires de chimie. Ces innovations ne sont pas de simples gadgets : elles représentent une compréhension de plus en plus fine de la physique des cocktails et de son impact sur l’expérience gustative. La démocratisation du double strain dans les bars du monde entier témoigne d’une élévation générale des standards de la profession.

Là où cette technique était autrefois l’apanage des établissements les plus prestigieux, elle est aujourd’hui enseignée dans toutes les écoles de bartending dignes de ce nom. Les fabricants d’équipement ont répondu à cette demande en développant des outils de plus en plus sophistiqués : fine strainers avec différentes densités de maille, Hawthorne strainers ajustables pour s’adapter parfaitement à différentes tailles de shakers, jusqu’aux systèmes de filtration intégrés qui combinent les deux étapes en un seul mouvement. Cette industrialisation de l’excellence pourrait sembler contradictoire avec l’esprit artisanal du craft cocktail, mais elle permet en réalité à davantage de bartenders d’atteindre un niveau de qualité autrefois réservé à une élite. L’influence du double strain dépasse même le monde des cocktails. Les baristas spécialisés adoptent des techniques similaires pour leurs cold brew et leurs infusions à froid.

Les chefs utilisent des principes identiques pour clarifier leurs bouillons et leurs consommés. Cette cross-pollinisation des techniques illustre comment une obsession de bartender peut devenir un principe universel de l’excellence culinaire. Dale DeGroff, le parrain du renouveau cocktail américain, résume parfaitement cette philosophie dans son livre « The Craft of the Cocktail » : « La différence entre un bon bartender et un grand bartender réside dans les détails que personne ne voit mais que tout le monde goûte. » Cette observation capture l’essence même du double strain. Dans les meilleurs bars du monde, de l’American Bar du Savoy au PDT de New York, cette technique reste un standard non négociable, un acte de foi dans l’idée que l’excellence se cache dans l’invisible. Chaque fois qu’un bartender prend le temps de doubler sa filtration, sachant pertinemment que la majorité de ses clients n’en auront pas conscience, il perpétue une tradition qui remonte à Ada Coleman et ses inspections minutieuses à la lumière. Le double strain n’est finalement qu’une métaphore de ce qui fait la grandeur de tout artisanat : l’obsession du détail parfait, même – et surtout – quand personne ne regarde.